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EDITORIAL

Des temps trop durs pour se taire

 

Le contexte international actuel n’incite guère à l’optimisme : sous des allures de croisade en défense de la démocratie, la guerre voulue par le gouvernement des Etats-Unis – contre des régimes autoritaires longtemps soutenus pour leur rôle de stabilisateurs régionaux – n’a fait que créer les conditions d’une expression désordonnée et violente des forces sur lesquelles ces régimes avaient mis l’étouffoir. Dans le même temps, un islamisme radical des plus réactionnaires prétend jouer le rôle de défenseur des pauvres de la planète, alors même que c’est parmi les pauvres que ses attentats aveugles font leurs premières victimes.

Les tensions que l’on voit monter en Irak et au Moyen-Orient sous l’effet des initiatives sanglantes de Bush et Sharon – et qui font passer au second plan les massacres perpétrés en Tchétchénie et dans plusieurs pays d’Afrique – semblent échapper au contrôle de tous, y compris des apprentis sorciers qui les ont fait éclater, et pourraient provoquer des réactions en chaîne que nul ne peut prévoir.

Tout près, et en même temps très loin de là, l’Europe se préoccupe de sa construction, cherchant les moyens de dépasser les antagonismes d’intérêts entre les nations qui la constituent pour arriver à faire bloc face aux exigences du grand frère américain, vis-à-vis duquel elle reste en position de faiblesse. Et pourtant elle continue à emboîter le pas à celui-ci : d’essence “ libérale ” sur le plan économique, elle opte de plus en plus clairement, dans son processus d’unification, pour une gestion sécuritaire et policière des tensions et contradictions sociales, afin de compenser les conséquences du démantèlement des formes collectives nationales de protection sociale.

Tous ceux qui observent l’état du monde d’un point de vue extérieur aux sphères de pouvoir sont donc dominés par le sentiment d’impuissance. Et pourtant cela ne nous prive pas d’éprouver quelque plaisir lorsque de fâcheuses surprises sont réservées aux gouvernements en place. Ainsi de la défaite électorale d’Aznar en Espagne, qui restera dans les mémoires comme marquant les limites que tout gouvernement ne peut franchir dans l’usage du cynisme et du mensonge. Ainsi de la “ gifle ” infligée à l’équipe Chirac-Raffarin à l’occasion des élections régionales – plus, paradoxalement, par le recul de l’abstention et des voix d’extrême gauche qu’en termes stricts de répartition des voix entre droite et gauche classiques. Deux événements qui poussent à penser que l’usage des urnes par ceux qui ont “ la chance de  vivre en démocratie ” évolue : en l’absence de projets de société alternatifs, mais aussi de différences de fond entre droite au gouvernement et gauche dans l’opposition, une bonne partie du corps social semble utiliser le vote avant tout comme un acte de défiance.

Concernant la France, un lien peut être établi sans risque entre les résultats électoraux et les luttes de cette dernière année, dont la vague est loin d’être éteinte. Ayant échoué, ou renoncé par avance, à se défendre par la lutte, sachant ne rien pouvoir espérer de syndicats interlocuteurs du pouvoir, bon nombre de salariés se sont contentés de signifier au gouvernement – par un moyen certes peu exigeant – leur ras-le-bol de la politique de destruction des mécanismes de protection sociale. Sans pour autant signer un chèque en blanc à une gauche qui a elle-même du mal à croire à un oubli si rapide de ses récents méfaits gouvernementaux.

Et pourtant le pouvoir semble décidé à poursuivre ses attaques, contre les 35 heures, contre le code du travail, contre le droit de grève, contre les systèmes d’assurance-maladie et d’assurance-chômage. La classe politique confirme ainsi sa volonté de faire avancer, par tous les moyens possibles, la logique dite “ libérale ”. Mais l’accumulation d’attitudes contradictoires et de cafouillages donne l’impression que l’on a désormais affaire à une équipe de boxeurs sonnés par les coups qu’ils ont reçus : s’ils avancent dans les “ réformes ”, ils se grillent pour les élections européennes ; s’ils ne bougent pas, ils risquent de décevoir cette partie de leur base électorale qui tablait sur une régression sociale forte et rapide.

Certes, reste la solution de faire diversion. Ce en quoi le gouvernement s’est montré habile : à l’occasion de la relance du débat sur la loi contre le port du voile, on a vu combien la technique du “ parler à côté ” peut être payante. En exploitant des peurs et des ressentiments bien réels pour obtenir un semblant de consensus républicain autour du projet de loi, le gouvernement a réussi à concentrer un temps l’attention sur d’autres ennemis que lui. Mais, ce faisant, il a aussi aiguisé les contradictions du “ camp républicain ” et, surtout, fait avaler un remède qui, faute de s’attaquer aux racines du mal – les choix socio-politiques qui depuis plusieurs décennies encouragent la ghettoïsation des banlieues – risque bien d’être pire que le mal.

Dans ce contexte qui n’incite guère à l’optimisme, nous avons cherché des raisons d’espérer du côté de la lutte des classes, de l’auto-organisation des exploités, des résistances quotidiennes à la soumission, des grèves et des expériences de solidarité mises en œuvre par ceux qui n’ont d’autre richesse que leur force de travail. Ce qui explique la place réservée aux expériences de lutte dans ce premier numéro.

Venons-en donc au contenu de celui-ci. D’emblée, nous y présentons notre projet et l’esprit dans lequel nous aimerions le faire vivre. Un mot, au passage, sur l’objet que vous avez entre les mains. Certes, vous l’avez acheté, mais ce n’est pas pour autant une marchandise : si nous demandons qu’il soit payé (notamment en librairie, où nous ne dictons pas les règles de partage), c’est pour répartir sur le maximum de personnes l’effort financier que représente le fait de publier. Nous considérons donc votre achat comme une façon de partager avec nous cet effort, né du désir de faire circuler des idées et d’aider à la réflexion collective.

Vient ensuite un long texte d’analyse qui se veut une contribution à une critique libertaire du pouvoir d’État : y sont décrites les formes subtiles par lesquelles celui-ci exerce désormais son emprise sur la société, au point d’envahir l’imaginaire de ceux qui contestent l’ordre social dominant.

Convaincus que c’est dans le conflit que la critique de cet ordre peut prendre forme, nous vous proposons ensuite deux textes portant sur les dernières luttes en France. L’un qui jette un regard rétrospectif sur la vague de grèves et d’agitations qui a secoué la France cette dernière année, et dont nous ressentons encore les effets ; l’autre sur des grèves de bien moindre ampleur, mais pas moins riches d’enseignements pour autant, qui prouvent que l’on peut se battre avec de petits moyens et parfois gagner, y compris contre des multinationales. Si ces deux articles mettent aussi le doigt sur les obstacles et les difficultés que rencontrent les luttes, c’est parce que regarder ceux-ci de près est à nos yeux une façon d’aider à concevoir de nouveaux modes d’action et à formuler des perspectives.

Le texte de Claude Guillon est sans doute déjà connu de bien des lecteurs, mais il a le mérite de dire en quelques mots simples les sentiments d’injustice, de révolte, d’écœurement que nous éprouvons face à l’incroyable acharnement de l’État français contre des militants qu’il a mis hors d’état de nuire il y a vingt ans et face au climat répressif qui grandit en Europe.

Le dossier sur le droit de grève s’explique par un désir de sortir d’une vision franco-française des problèmes de la lutte et de comprendre comment ils se posent ailleurs, dans d’autres contextes nationaux. Mais ces diverses contributions à un problème d’apparence technique permettent aussi de commencer à aborder par un biais concret des questions plus larges : comment la loi reflète l’histoire de la lutte de classe, comment les capitalistes tentent de lui faire servir leurs intérêts et comment le monde du travail apprend à réagir à l’intérieur de contraintes législatives spécifiques.

Les tensions  internationales et ce qui les motive font aussi partie de nos questionnements, mais la position de prétendants au rôle de conseillers du prince n’est pas la nôtre. Nous préférons tenter de déceler les contradictions et les failles dans l’action des Etats, à commencer par le plus puissant – façon pour nous d’alimenter la réflexion et l’espoir. La contribution de Claudio Albertani va dans ce sens. Et nous permet aussi d’ouvrir le débat, les clefs de lecture qu’il propose ne pouvant que susciter la discussion.

Deux textes historiques sont là pour nous aider à retrouver une communauté d’esprit au-delà des âges et du temps. Un texte d’histoire récente, d’abord, qui nous ramène à la grande vague de luttes qui a secoué l’ensemble des pays industrialisés, et notamment l’Europe occidentale, à la fin des années 60. Un texte d’un “ père fondateur ” ensuite, puisé dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire français, qui a alimenté la réflexion de ce courant au début du siècle, et ce dans plusieurs pays. On y découvre que la “ grève générale ” était déjà une idée ancienne il y a un siècle ! Ce texte peut aider à retrouver l’état d’esprit qui a fait du syndicalisme révolutionnaire l’outil forgé par les ouvriers pour atteindre à la maîtrise de leurs luttes, face à des politiciens prétendant imposer leur hégémonie et leurs pratiques propres. Il témoigne aussi de notre envie d’ouvrir un débat sur l’histoire de ce courant qui reste, aujourd’hui encore, une mine de réflexions.

Enfin, les rubriques “ Lire et relire ” et “ Revue des revues ” nous permettent à la fois de faire part de nos coups de cœur ou de nos irritations concernant des publications récentes, de parler d’ouvrages plus anciens qui méritent de sortir de l’oubli et de faire connaître d’autres revues dont nous nous sentons proches.

Nous sommes évidemment ouverts aux commentaires, critiques et suggestions de nos lecteurs, n’hésitez donc pas à nous en faire part.

Dernière mise à jour le 10.06.2009