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Le droit de grève : tour d'horizon international 

SUISSE

Un droit théorique dans une « paix du travail » bien réelle

La Constitution suisse fait mention du droit de grève, mais elle l’assortit d’un certain nombre de restrictions qui, de droit et de fait, sont des entorses à son exercice. L’adoption par les « partenaires sociaux » du principe de la « paix du travail » dans les conventions collectives explique aussi la faible tradition gréviste. C’est pourquoi le droit de grève reste largement à (re)conquérir dans ce pays.

Alors qu’il n’apparaissait pas dans l’ancienne Constitution de 1874, la nouvelle Constitution fédérale de la Suisse du 18 avril 1999 fait expressément mention du droit de grève. Elle indique, à son article 28, alinéas 3 et 4, que :

- La grève et le lock-out sont licites quand ils se rapportent aux relations de travail et sont conformes aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation.

- La loi peut interdire le recours à la grève à certaines catégories de personnes.

Tout d’abord, on notera que la grève n’est licite que si elle se rapporte aux relations de travail, ce qui implique que la grève politique ainsi que les grèves de solidarité sont exclues. Ensuite, il est fait mention d’un certain nombre de principes : « obligation de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation » ; possibilité « d’interdire le recours à la grève à certaines catégories de personnes » qui méritent d’être explicités. Commençons par un petit détour historique.

La paix du travail

Il s’agit d’une notion centrale pour comprendre la faible tradition des luttes syndicales en Suisse. L’idée d’une « paix du travail » est apparue dans les années 30. Elle est conforme à l’idéologie corporatiste de l’époque, idéologie dont ce pays conserve les séquelles. Contrairement à ce que des générations de travailleurs ont pu croire, la « paix du travail » n’a jamais été une loi interdisant la grève en Suisse. Il s’agit d’un accord inclus dans les conventions collectives signées entre les organisations patronales et les syndicats.

La première convention de « paix du travail » fut signée en 1937, entre l'Association suisse des constructeurs de Machines et industriels en métallurgie et les différents syndicats du secteur, parmi lesquels la puissante Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l’horlogerie (actuelle FTMH), organisation membre de l’Union syndicale suisse (USS), d’inspiration social-démocrate, qui regroupe la majorité des syndiqués en Suisse.

Cette convention de « paix du travail » visait en priorité à fixer une procédure permettant d’éviter les conflits de classes, en affirmant un intérêt commun entre patrons et ouvriers. Ainsi, son préambule déclare :

« Dans le but de maintenir la paix sociale en faveur de tous ceux qui sont intéressés à l’existence et à l’essor de l’industrie suisse des machines et métaux, les organisations signataires conviennent d’élucider réciproquement, selon les règles de la bonne foi, les principaux différends et conflits éventuels, de chercher à résoudre ces derniers sur la base des dispositions de la présente convention et d’observer pendant toute sa durée une paix intégrale. En foi de quoi, toute mesure de combat, telle que la mise à l’interdit, la grève ou le lock-out, est réputée exclue, même à l’égard de tous autres différends éventuels relatifs aux conditions de travail non spécifiées dans la présente convention. »

Par la suite, les organisations patronales et syndicales des autres secteurs adopteront ce même principe dans leurs conventions collectives de travail (CCT). Aujourd’hui encore, des clauses de « paix du travail » figurent dans l’ensemble des CCT signées entre les représentants des syndicats et des patrons. Celles-ci impliquent que, durant la durée de la convention, les syndicats signataires s’abstiendront de « lancer » des grèves, mais également de soutenir celles qui démarreraient indépendamment d’eux.

On distingue la paix du travail absolue, qui implique le renoncement à la grève y compris en cas de conflit sur des questions non prévues par la CCT (l’exemple de 1937 ci-dessus), et la paix du travail relative, qui ne se rapporte qu’aux questions réglées par la CCT. Enfin, les secteurs non conventionnés ne sont pas tenus de respecter la paix du travail. Signalons cependant que la jurisprudence ne considère comme licites que les grèves organisées par des syndicats, les grèves sauvages sont interdites (jugement du tribunal fédéral du 28 juin 1999).

La « paix du travail » est partie prenante de la démocratie de concordance sur laquelle repose le système politique suisse. Elle a été suivie, sur le plan politique, par la « formule magique », c’est-à-dire un gouvernement fédéral réunissant deux ministres socialistes à une majorité de droite. Ainsi majorité et opposition gouvernent ensemble, il n’y a pas d’alternance, et l’opposition (de gauche ou de droite) se manifeste surtout dans le cadre de la démocratie semi-directe (référendums, etc.).

Pendant les années de l’après-guerre, les fameuses « trente glorieuses », la grève a pratiquement disparu du panorama social suisse. Cette situation a évidemment été très profitable au patronat, nettement moins pour les salariés, quoi qu’en pensent certains. Dans l’industrie, aussi bien que dans les services ou l’administration, on travaille, aujourd’hui encore, plus de 40 heures par semaine ; l’âge de la retraite est fixé à 65 ans pour les hommes (64 ans pour les femmes, mais il devrait reculer à 65 ans pour elles aussi) ; le congé maternité payé n’est pas généralisé, etc.

Quant à l’activité syndicale, elle s’est tournée, au cours des années, vers des politiques paritaires, de lobbying auprès des parlements, des campagnes référendaires et des activités de services (caisses de chômage, etc.).

Signalons aussi que certaines CCT incluent le principe de la « contribution professionnelle » ou « contribution de solidarité » ; principe suivant lequel une cotisation est perçue par l’employeur auprès de chaque salarié, les syndicats recevant la part qui correspond au nombre de leurs adhérents (le reste allant remplir une caisse paritaire pour la formation, etc.). Comme les syndicats restituent la « contribution de solidarité » à leurs membres à jour de leurs cotisations syndicales (cotisations dont le montant est inférieur à ladite contribution), les salariés concernés ont un intérêt pécuniaire à se syndiquer. Ce système procure ainsi des ressources financières aux syndicats concernés et contribue à expliquer pourquoi, dans certains secteurs comme la construction par exemple, le taux de syndicalisation est très élevé.

Tant que la Suisse a connu un quasi-plein emploi, une partie des salariés (surtout les hommes de nationalité suisse) a pu bénéficier de salaires relativement élevés. Les dirigeants syndicaux intervenant de manière particulièrement active sur le plan de la politique migratoire afin de limiter la concurrence de la main-d’œuvre étrangère. Bref, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, les travailleurs travaillaient, les bureaucrates syndicaux négociaient sans mobiliser les troupes et buvaient des verres avec les patrons…

Les premières remises en cause de cette manière de faire ont eu lieu dans le courant des années 70, suite au choc pétrolier, avec la réapparition de grèves lors de licenciements massifs et de fermetures d’entreprises. Ces mouvements de la dernière chance permirent tout au plus de négocier des plans sociaux.

Ces dernières années, avec la dégradation progressive de la situation économique, on a assisté à un renouveau des conflits sociaux, tout d’abord dans la fonction publique (suite aux restrictions budgétaires et à la disparition du statut du fonctionnaire au niveau fédéral et dans presque tous les cantons), puis dans la construction (autour de la revendication de la retraite à 60 ans pour les travailleurs du secteur) et aussi dans un certain nombre d’entreprises à l’occasion de délocalisations et de licenciements notamment. Jusqu’ici, les véritables succès n’ont pas été nombreux.

Le principe de la conciliation. Les offices de conciliation et d’arbitrage

e principe de la conciliation cité dans la Constitution n’est pas une nouveauté. Pour régler les conflits collectifs et maintenir la paix sociale, il existe depuis longtemps (souvent depuis le début du xxe siècle) des offices de conciliation et d’arbitrage chargés de réguler les conflits entre patrons et ouvriers.

Il peut y avoir des offices de conciliation privés, mis en place de manière conventionnelle par les associations patronales et syndicales, mais, à défaut, ou lorsque ceux-ci ne parviennent pas à régler les conflits, c’est un office public qui prend la relève. Pour les conflits nationaux ou étendus sur plusieurs cantons, il y a l’office fédéral de conciliation ; pour les conflits locaux (plus fréquents), chaque canton dispose de son office (la Suisse est une confédération d’États – les cantons – qui ont chacun leur propre système politique et législatif). Les lois et les procédures varient donc suivant les régions, mais le principe est partout le même : en ce qui concerne la conciliation, il s’agit pour l’État de prévenir et de régler les conflits de travail dans le but de sauvegarder la paix sociale. Pour ce qui est de l’arbitrage, l’État a mission de statuer sur ces conflits, si les parties lui en accordent le pouvoir.

Les offices de conciliation sont présidés par un représentant de l’État, ils peuvent recourir à des assesseurs choisis parmi les représentants du patronat et des syndicats. Les membres de l’office sont nommés par le gouvernement. La règle veut qu’avant ou au début de n’importe quel conflit du travail, l’office de la région concernée soit saisi par l’une ou l’autre des parties, par le gouvernement, ou même d’office (s’il est informé par la presse, par exemple) et qu’il tente une conciliation. Celle-ci consiste en un certain nombre de séances avec les protagonistes du conflit, ensemble ou séparément.

Lorsque l’office de conciliation est saisi et durant la procédure, les moyens de lutte comme la grève et le lock-out sont interdits. Ceux qui, dans ce contexte, recourent à ces « mesures de coercition » ou qui les incitent peuvent être sanctionnés. Dans la loi sur la prévention et le règlement des conflits collectifs du canton de Vaud, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, il est indiqué que celui qui incite ou ordonne la grève ou la mise à pied collective durant la procédure de conciliation est punissable d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 francs (environ 6 400 euros).

Si la conciliation n’aboutit pas, l’office ne peut que rendre public l’état de fait. À ce moment-là, la grève peut reprendre…

L’office peut aussi être saisi comme tribunal arbitral, mais uniquement à la demande des deux parties. Dans ce cas, il prononce une sentence. Ce qui distingue la conciliation de l’arbitrage, c’est que la première n’aboutit pas nécessairement à une solution, mais qu’elle entraîne le déclenchement de certains actes sans le consentement des parties (outre l’interdiction des mesures « coercitives » durant le processus, les parties sont obligées de comparaître et de donner les renseignements qu’on leur demande). Par contre, l’arbitrage aboutit à une décision contraignante.

On peut noter que la procédure de conciliation constitue une sérieuse entorse au droit de grève, puisqu’elle va interrompre un mouvement gréviste à ses débuts ou l’empêcher de démarrer pendant une durée plus ou moins longue. L’État s’est ainsi doté du moyen d’agir directement dans les conflits du secteur privé.

Dans le secteur public aussi, de telles procédures existent. La loi sur le personnel de l’État de Vaud, par exemple, commence par affirmer le respect de la paix du travail. Elle ne considère la grève comme licite que si « l’organe de conciliation [dans ce cas nommé par un tribunal et non par le gouvernement, qui ne peut être juge et partie] a été saisi et a délivré un acte de non-conciliation » et si « elle est proportionnée au but poursuivi et n’est utilisée qu’en dernier ressort ». Par ailleurs, le gouvernement a la possibilité de déterminer les secteurs où un service minimum peut être exigé.

Interdiction du recours à la grève à certaines catégories de personnes

Cet alinéa de la Constitution fédérale permet de limiter ou d’interdire l’usage de la grève aux personnels assurant un service jugé essentiel au bon fonctionnement de l’État (policiers, pompiers, services de santé, etc.). Il offre aussi la possibilité au législateur d’imposer le principe d’un service minimum, dans les transports publics par exemple, si la nécessité s’en fait sentir – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui simplement parce qu’ils ne connaissent pas de grèves.

De plus, certains cantons et communes suisses ont connu, et connaissent peut-être encore, une interdiction absolue de la grève pour leurs employés. C’est en tout cas ce que dénonçait le député socialiste Jean-Claude Rennwald dans un texte déposé au Conseil national le 1er octobre 2001. Celui-ci soulignait que cette interdiction était contraire à la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du travail, convention ratifiée par la Suisse en 1975 et entrée en vigueur en 1976 ! Ainsi, pendant 25 ans au moins, cette convention est restée lettre morte pour un certain nombre de collectivités publiques…

Arrivé à ce stade de notre recherche, il apparaît que le droit de grève ne viendra pas des lois et conventions, fussent-elles internationales, mais de la constitution d’un rapport de force, aussi bien au sein des entreprises que dans la société dans son ensemble.

Conclusion provisoire

Deux exemples récents montrent que l’application actuelle des lois sert de manière notoire et systématique les intérêts patronaux.

Tout récemment, à Lausanne, un tribunal a condamné le syndicat Comedia (appartenant à l’USS) à des dommages et intérêts, à la suite de l’organisation d’un piquet de grève devant une imprimerie. Cette entreprise s’était retirée depuis plus d’un an du contrat collectif national et refusait d’entrer en négociation avec le syndicat. Les syndicalistes ont été inculpés pénalement de « contrainte » et sanctionnés pour avoir violé « le principe de proportionnalité ».

À la fin de l’année dernière, ce même syndicat a été impliqué dans une grève qui a eu lieu chez Allpack, une entreprise d’emballages pharmaceutiques, dans le canton de Bâle-campagne, en Suisse alémanique. Dans ce cas, on a pu voir à l’œuvre de manière exemplaire le principe de la « conciliation » exposé plus haut. Suite à la décision du patron de remplacer le treizième mois par un bonus calculé selon la marche des affaires, de réduire le droit aux vacances de cinq à quatre semaines, d’augmenter l’horaire hebdomadaire de 40 à 41 heures en le flexibilisant sur l’année, d’augmenter la part de l’employé à la cotisation d’assurance perte de gain et de restreindre le congé maternité de treize à huit semaines, une majorité des salariées et salariés a alors refusé, malgré la menace de licenciement immédiat, de signer le nouveau contrat de travail. Des tentatives de négociation et une pétition n’ayant pas abouti, une grève a commencé. Après deux jours, la majorité des grévistes a reçu une lettre de licenciement. C’est alors que le processus de conciliation a été enclenché par le gouvernement cantonal. En parallèle, celui-ci a fait recours à la police anti-émeute contre le piquet de grève qui, selon lui, exerçait une contrainte vis-à-vis des non-grévistes et n’était donc pas légal.

Les médiateurs étaient un ministre cantonal socialiste (ancien « syndicaliste » professionnel) et un dirigeant patronal. Pendant la conciliation, les représentants du syndicat et le patron d’Allpack étaient dans des pièces séparées et les médiateurs faisant la navette. Ceux-ci sont parvenus à faire signer un accord prétendument « équilibré » impliquant le licenciement de tous les grévistes ou presque (15 personnes). En échange, le patron a accepté de maintenir le treizième salaire et le syndicat a été reconnu comme interlocuteur en vue d’un contrat collectif dans cette entreprise et une autre succursale. Comme le notait un commentateur, personne ne sait comment un syndicat dont presque tous les membres ont été licenciés va pouvoir poursuivre son action. Bref, dans cet exemple, la conciliation a consacré la négation de la liberté syndicale et du droit de grève, dont le principe premier est que la grève n’interrompt pas le rapport de travail.

En Suisse, les prix sont au moins 30 % plus élevés que dans le reste de l’Europe. L’objectif actuel des dirigeants politiques et économiques est de les faire baisser dans cette proportion. Il est plus que probable que ce seront tout d’abord les salaires qui vont baisser. Pour maintenir malgré tout la « paix du travail », il faudra terroriser des secteurs entiers de la classe ouvrière. Ce processus a déjà commencé. Celles et ceux qui voudront s’opposer à la dégradation de leurs conditions de travail seront sans doute amenés à recourir à la grève, y compris hors du cadre légal. Le combat ne sera pas facile.

Dernière mise à jour le 10.06.2009