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Contribution au débat

Le champ d’intervention de l’État recule-t-il ?

Martin Zerner

 

La présentation de La Question sociale aborde des questions importantes et difficiles, la façon les poser est donc essentielle. Je ne suis pas libertaire, mais, pour le dire vite, marxiste. Dans la situation politique actuelle, les deux qualificatifs recouvrent des positions très diverses, il n’en est que plus utile de préciser ses positions pour voir ce qu’il y a de commun et quels sont les désaccords. Dans le même ordre d’idées, j’ai préféré, dans les notes qui suivent, ne pas tenir compte de l’article de Mazzoleni[1], je pense que ce sera plus clair.

Vous écrivez : “ Le recul du champ d’intervention de l’État et la progression des logiques mafieuses : quelle est la réalité du phénomène ? ” (p. 7).

Il faudrait d’abord éclaircir ce qui est incompréhensible là-dedans, au moins pour moi. Qu’est-ce que c’est qu’une “ logique mafieuse ” ? Le mot “ mafia ” a pris de multiples sens, qui s’échelonnent du plus précis (une formation sociale très spécifiquement sicilienne, même si elle a fini par contaminer les sommets de l’État italien) au plus flou (toute espèce d’association plus ou moins illégale). Entre les deux, on dit par exemple : “ La N’drangheta est la Mafia calabraise. ” Dans ce flou, l’expression “ logique mafieuse ” apparaît comme vraiment mystérieuse. Il faudrait au moins éclaircir ce que vous voulez dire en associant le recul du champ d’intervention de l’État aux logiques mafieuses. D’ailleurs, les régimes fascistes n’ont-ils pas comporté à la fois une avancée du champ d’intervention de l’État et une progression de pratiques mafieuses, au sens courant du terme ? (Les rapports de Mussolini avec la Mafia sicilienne sont une autre question.)

Je vais donc parler de la question : “ Quelle est la réalité du recul du champ d’intervention de l’État ? ” Ma réponse, qui risque de surprendre, est qu’il n’a pas de réalité. Pour la justifier, j’aborderai trois points. D’abord, je parlerai des avancées du champ d’intervention de l’État. Ensuite, je discuterai des reculs réels ou apparents du champ d’intervention de l’État. Certains de mes arguments demanderaient un détour par la conception de l’État, ce qui fait que cette partie, encore plus que les autres, aurait bien besoin d’être approfondie. Enfin, j’examinerai pourquoi ce phénomène de recul, faute de réalité, a pu s’imposer dans l’idéologie.

L’extension du champ d’intervention de l’État

Le plus évident, c’est la création de nouveaux délits : rassemblement dans les halls d’immeubles, fraude habituelle dans les transports, outrage au drapeau des guerres coloniales et du massacre des communards, etc.

Toujours dans le domaine de la répression, de nouvelles lois permettent de placer des caméras chez les particuliers, obligent à communiquer des données sur le courrier électronique qu’ils échangent. Ce sont d’autres extensions du champ d’intervention de l’État. Le projet de loi sur la prévention de la délinquance est un exemple retentissant.

Le nombre de décisions rendues par les tribunaux français en matière civile et commerciale est passé d’un million en 1980 à plus de deux à partir de 2000. Une partie, mais une partie seulement de cette augmentation est due à celle du nombre de divorces. L’État intervient de plus en plus dans les conflits entre particuliers.

L’État français, puis l’Union européenne, ont imposé une quantité de règlements qui vont de l’interdiction pour un éleveur de vendre son lait directement aux particuliers aux détails de l’équipement des voitures en passant par des normes de fabrication des fromages. C’est une véritable invasion de la vie quotidienne par l’État, même si on n’y fait plus attention. La PAC mériterait d’être étudiée dans le même ordre d’idées.

Parlons maintenant d’un domaine où l’intervention de l’État est réputée en recul : la Sécurité sociale. Il n’en est rien. Certes, les prestations diminuent. Mais les contrôles qui accompagnent ces prestations restent aussi contraignants quand ils n’augmentent pas : voyez le PARE. Il est vrai que certaines des “ réformes ” s’accompagnent d’un transfert au secteur privé, principalement aux assurances. Il s’agit bien d’une extension de la sphère d’action du capital mais pas d’un rétrécissement de celle de l’État.

Il y a plus. Il faut rappeler que les prestations sociales sont un salaire différé : au lieu de payer directement une partie du salaire, les patrons la versent sur un fonds commun qui servira aux salariés quand le besoin s’en fera sentir (la distinction entre part ouvrière et part patronale est purement formelle). C’est en vertu de ce principe que les caisses sont gérées par des organismes mixtes formés de délégués des organisations représentant les uns et les autres (ou censées les représenter). L’État se contente de fixer les règles du jeu. La CSG est donc une extension du domaine d’intervention de l’État, les dispenses de cotisations sous l’increvable prétexte de la création d’emplois en sont une autre.

Les reculs

On peut considérer, au moins provisoirement, la déréglementation financière comme un véritable recul du champ d’intervention de l’État. Encore faudrait-il éclaircir le rôle du FMI qui impose cette déréglementation. Or, si le FMI n’est pas un organisme d’État (d’un État mondial encore embryonnaire), il est en tout cas l’émanation des États nationaux.

Le dépérissement des lois régissant les relations de travail demande un examen un petit peu plus serré. Chacun sait que ces lois sont nées dans des périodes où le rapport des forces était exceptionnellement favorable à la classe ouvrière. Il est donc tout naturel qu’elles soient remises en cause dans la période actuelle. Mais s’agit-il de déréglementation ou de changement de réglementation ? Avant de construire, il faut démolir, et nous voyons déjà pointer les projets de limitation du droit de grève. Et en attendant, l’État continue à intervenir dans les conflits du travail sous les espèces des hommes en bleu. Et l’institution de médiateurs est aussi une progression de l’intervention de l’État.

Il reste à parler des privatisations. Un exemple simple montre que la question n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Plusieurs pays, surtout anglo-saxons (Grande-Bretagne, États-Unis, Australie) ont privatisé une partie de leurs prisons. Est-ce vraiment un recul du champ d’intervention de l’État ?

Il y a privatisations et privatisations. Les privatisations dans les pays dominés ont un rôle très clair. Il s’agit de permettre aux pays étrangers d’acheter les entreprises. L’instrument servant à imposer l’opération est encore le FMI, qui apparaît là très nettement comme l’instrument des États capitalistes.

Au sein même des États impérialistes, les privatisations permettent aussi à des multinationales à capital étranger de s’implanter, telles les françaises SODEXHO, dans les prisons justement, et les deux compagnies des eaux, la Générale et la Lyonnaise.

À ce point, il faut mentionner une particularité française. Les privatisations ont commencé quelques années après la vague de nationalisations de 1981-82. Ces nationalisations ont eu lieu avec indemnisation au prix du marché. Le capital monopoliste français s’est trouvé à la tête d’une masse d’argent à employer à un moment où le capital mondial était en pleine transformation, ce qui lui a permis de se redéployer plus facilement.

Pour aller plus loin, il faudrait démystifier la notion de service public. Cela demande une histoire des entreprises nationales basée sur une théorie de l’État. Il en existe certes sur le marché, dont la théorie marxiste sur laquelle je base mes réflexions. Mais elles ne sont pas assez développées au regard de la situation actuelle. Il faut distinguer entre l’État disons formel, c’est-à-dire tel qu’il est juridiquement défini (par lui-même d’ailleurs), et les fonctions de l’État qui peuvent être déléguées à des organismes privés.

Pourquoi croit-on au recul du champ d’intervention de l’État ?

J’espère avoir convaincu qu’à y regarder de plus près, le champ d’intervention de l’État ne recule pas, il s’étend. La question se pose alors de savoir pourquoi presque tout le monde est persuadé du contraire, y compris d’excellents esprits. Et la phrase que j’ai citée au début de ces notes peut faire croire que même l’équipe de La Question sociale s’y est laissé tromper.

En préliminaire, je reprends ce que j’ai déjà dit en affirmant que la propagande néo-libérale contre les interventions de l’État est purement idéologique, dans ce sens que la politique néo-libérale est, dans l’ensemble, une politique d’intervention renforcée de l’État. On pourrait aussi le formuler en disant que les néo-libéraux sont contre l’État social seulement, mais ce serait doublement trompeur. D’une part, je crois avoir prouvé que les mesures préconisées et appliquées dans le domaine social ne constituent pas un recul du rôle de l’État. D’autre part, cela laisserait entendre qu’il y a un État social et un autre État (par exemple, l’État pénal ou d’autres encore). Il n’y a qu’un État avec des fonctions diverses.

D’abord le monstrueux pouvoir des médias. Il mérite bien sûr une analyse plus approfondie, mais ce n’est pas le lieu de la faire ici et je n’y insisterai pas plus.

Ensuite ce que Bourdieu appelle la pensée d’État[2]. Cette pensée est d’ailleurs assez puissante pour que Bourdieu lui-même ait donné dans le panneau de l’affirmation de l’idéologie néo-libérale sur ce point, en pensant la combattre, bien sûr (par exemple dans Contre-Feux). Abdelmalek Sayad a particulièrement bien résumé cette idée à propos de l’application qu’il en fait à la question de l’immigration : “ La “naturalisation” de l’État, telle que nous la portons en nous-mêmes, fait comme si celui-ci était une donnée immédiate, comme s’il était un objet donné de lui-même, par nature, c’est-à-dire de toute éternité, affranchi de toutes déterminations extérieures à lui-même, indépendant de toutes considérations historiques, indépendant de l’histoire et de sa propre histoire dont on préfère le couper à jamais, même si on cesse pas d’élaborer et de raconter cette histoire.[3] ” Des éléments analogues se trouvent aussi chez Foucault et d’autres.

La troisième raison est plus spécifique. Elle tient à la nature des oppositions que le néo-libéralisme rencontre. L’analyse de ces oppositions n’est qu’esquissée. Mais, à part quelques noyaux radicaux, même celles qui se disent anticapitalistes sont incapables de saisir le lien entre le capitalisme et l’État, alors elles se réfugient dans des absurdités comme l’État providence. Les racines en sont bien sûr, chez les uns, l’illusion d’améliorations durables sans luttes soutenues et, chez les autres, en général les dirigeants, l’espoir d’obtenir un strapontin dans les conseils des Grands.



[1] Paru dans le numéro 1 de La Question sociale sous le titre “ De l’emprise de l’État ”.

[2] Cf. “  Esprits d’État ”, Actes de la recherche en sciences sociales n° 96-97, mars 1993, p. 49-62.

[3] La Double Absence, Seuil, 1999, p. 398.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009