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De quelle crise syndicale parle-t-on ?

Pour un point de vue critique sur le syndicalisme institutionnel

Ch. de Gouttière

Depuis plusieurs dizaines d’années, il est couramment question de crise des syndicats. Mais force est de reconnaître que, selon que le locuteur est un patron, un politicien, un bureaucrate syndical, un politologue ou un sociologue, un salarié Lambda, un gauchiste, un syndicaliste de base ou un libertaire critique, l’objet du discours varie, même s’il est toujours classé sous la même rubrique [1].

Pour le politicien ou le patron, le problème est d’avoir en face de soi un interlocuteur fiable, capable de contrôler les possibles débordements d’une base souvent imprévisible. D’autant plus imprévisible que, pour les besoins de la communication gouvernementale ou d’entreprise, on a tenté ces derniers temps d’effacer l’idée même de lutte de classe et, à cet effet, d’éliminer les thermomètres qui mesuraient la fièvre et les outils supposés détecter les signes avant-coureurs des tensions sociales avant qu’elles ne se surviennent aussi brusquement que des cyclones tropicaux. Parmi les conséquences “ culturelles ” de la disparition de l’Union soviétique, de “ l’empire du mal ” et de ses suppôts occidentaux, il y a l’élimination systématique des outils statistiques qui permettaient à l’État et au patronat de mesurer le niveau des tensions dans le pays. La suppression du CERC (Centre d'étude des revenus et des coûts), œuvre de Balladur en 1994, et la manipulation systématique des statistiques du chômage par les gouvernements successifs s’inscrivent dans cette tendance lourde. Du coup, une certaine opacité du social a fini, sur le moyen terme, par se développer, condamnant patrons et État à naviguer dans le brouillard – phénomène qui, toutes proportions gardées, rappelle le manque de fiabilité des statistiques et des outils permettant de comprendre la société soviétique à la belle époque. Sur le terrain, nous avons du mal à prendre le pouls de la situation, mais nous constatons aussi que nos adversaires sont parfois plus ignares que nous.

Une des fonctions des syndicats était précisément de signaler la montée des tensions à ceux qui détiennent le pouvoir, et de leur permettre ainsi, en désamorçant les conflits les plus déstabilisants, de lâcher du lest avant qu’elles n’atteignent des niveaux difficilement supportables. Or, avec la baisse de  leurs effectifs et de leur base militante, avec l’affaiblissement de leur implantation dans les entreprises, cette fonction de vigie est effectivement en crise.

La principale différence entre le point de vue du patron et celui du politicien, c’est que le premier a aujourd’hui tendance à profiter des rapports de forces qui lui sont particulièrement favorables pour imposer des “ réformes ” toujours plus rapides et déstabilisatrices des équilibres anciens – quitte à se montrer beaucoup plus sage et prêt à composer quand son entreprise est touchée directement par les grèves et les mouvements sociaux [2] – tandis que le politicien a généralement tendance à contenir le flot des réformes exigées par les patrons, soucieux des effets de destruction que celles-ci peuvent avoir sur l’ensemble de la “ cohésion sociale ” – la relation entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, autrement dit – et sur la crédibilité d’institutions toujours présentées comme super partes. Institutions dont il peut être amené à assurer la défense lorsque la pression des luttes ouvrières menace de les mettre en cause. Les atermoiements du gouvernement Raffarin face aux impatiences du Medef d’un côté, les accords de Grenelle patronnés par l’État français en 1968 de l’autre, illustrent bien des deux versants de ce scénario.

Ce que l’on peut constater sans difficultés, c’est que, dans les périodes hautes de lutte, patrons et État sont prêts à lâcher du lest et à payer les syndicats pour qu’ils se chargent de contrôler le niveau des conflits, alors qu’en période de reflux (et généralement quand les rapports de forces leur deviennent favorables), ils se montrent plus pingres et rechignent, les ingrats, à ouvrir les cordons de la bourse, allant même jusqu’à prétendre se passer de leur collaboration. C’est ce qu’a fait Berlusconi en 1993, et la déconvenue fut rude : des millions de personnes descendues dans la rue firent chuter son gouvernement, l’obligeant à renoncer à réformer les retraites. Le centre gauche reprit alors le flambeau et le gouvernement Dini, en œuvrant avec moins de brutalité et surtout avec la collaboration des syndicats, réussit à mener à bien une réforme de même contenu. Berlusconi a appris la leçon : revenu au pouvoir, il a poursuivi sa politique “ libérale ” sans prétendre que les syndicats renoncent à leurs prérogatives institutionnelles.

Quand le politicien parle de crise, c’est donc à ce manque de fiabilité, à cet affaiblissement de la concertation qu’il fait allusion. Au fait que, lorsque des accords sont négociés, les syndicats sont incapables de les faire respecter par leur base, ou bien que, du fait de leur faiblesse, la légitimité de ce qu’ils signent est suspecte aux yeux des salariés. De ce point de vue, la fonction historique de FO et, plus récemment, de la CFDT est bel et bien entrée en crise, tout comme celle de syndicats qui n’existent quasiment que sur le papier et dans les antichambres gouvernementales, telle la CFTC, ou qui représentent une catégorie bien précise, généralement soumise, comme la CGC.

Le dernier constat à faire, concernant l’attitude des patrons et de l’État, c’est qu’ils ne se privent jamais d’alimenter la division chez les salariés : entre stables, précaires et chômeurs, d’abord ; entre les différentes chapelles syndicales, ensuite ; mais surtout parmi ceux qui luttent, notamment quand ils sont isolés, qu’ils soient membres d’un syndicat (quel qu’il soit) ou pas. Dans nos démocraties, on n’oublie jamais de favoriser les syndicats dits “ d’accompagnement ” (voire les corrompus) au dépens de ceux qui restent attachés au conflit ; mais, en cas d’absence flagrante de conflits, on aura tendance à se débarrasser de toute forme de présence syndicale, considérant qu’il s’agit d’un “ archaïsme ”, donc d’une dépense inutile.

Pour le bureaucrate syndical, le problème se pose évidemment de façon différente : il s’agit avant tout de s’appuyer sur les tensions sociales existantes pour démontrer à ses interlocuteurs étatiques ou patronaux que son organisation est capable à la fois de souffler le vent de la contestation sociale (ce qui arrive souvent dans des moments de calme plat, sous la forme de journées d’action ou de déclarations enflammées dans les médias) et de contrôler les débordements une fois la contestation enclenchée. Sa crédibilité aux yeux des patrons dépend en effet de sa capacité à tenir les brides de la contestation chaque fois que la tension monte, que les mouvements se développent. Le problème principal de cette figure sociale est de profiter aussi bien des tensions que du calme social pour inscrire son organisation dans le paysage institutionnel du pays (et maintenant de l’Europe), en obtenant pour elle des pouvoirs et des droits en tant qu’institution. Le pouvoir de gestion obtenu par les syndicats institutionnels à la tête de divers organismes relevant de la protection sociale au sens large (Sécurité sociale, Assedic, mutuelles, fonds de pension…) illustre bien le mode de cogestion à la française : le partenariat avec les syndicats est un pilier de “ l’État social ”. Un bon exemple des succès durables de cette figure sociale est la façon dont les intérêts de la CGT ont été préservés au sein du comité d’entreprise d’EDF, en échange d’une collaboration active qui a garanti la paix sociale dans l’entreprise pendant un demi-siècle et, partant, le consensus interne sur le choix du nucléaire. Un exemple de ses difficultés, en revanche, c’est, toujours à EDF, le résultat du référendum sur la réforme du régime spécifique de retraites qui visait à légitimer le processus de privatisation de la boutique : les salariés ont alors infligé une gifle retentissante aux bureaucraties syndicales et aux accords qu’elles avaient concoctés avec la direction de l’entreprise.

Pour cette figure syndicale, “ crise ” signifie perte du pouvoir acquis dans les institutions paritaires, mais aussi affaiblissement des liens qui s’étaient établis de fait avec les hommes politiques par fréquentation des antichambres du pouvoir, voire avec les représentants du patronat rencontrés en de multiples occasions et dont il a fini par être sociologiquement si proche. Chaque fois qu’une “ réforme ” est mise en chantier sans consultation préalable, c’est un peu de sa fonction sociale qui est mis à mal. Les tractations actuelles autour de l’institution d’un service minimum (quel que soit le nom qu’on lui donne) dans les transports montrent bien que les syndicats sont disposés à lâcher du lest y compris sur une question aussi essentielle que le droit de grève, à condition que cela se fasse avec leur étroite collaboration. Rien de différent, en somme, du scénario mis en place en Italie depuis une douzaine d’années.

Le partage des rôles entre syndicats que l’on observe depuis maintenant un demi-siècle rappelle, en un peu plus complexe, celui du bon et du mauvais flic patrouillant ensemble : le premier signe tout, le second cherche à modifier les virgules des accords, le troisième fait part de ses perplexités, mettant en avant la défense nécessaire des intérêts de certaines corporations, le quatrième devance les désirs du patronat et le dernier, lui, ne signe jamais rien [3], mais ne fait rien non plus pour s’opposer à un accord bidon, sauf quand les salariés sont sur le point de prendre eux-mêmes l’initiative de la riposte. Des différences de rôle qui ne changent rien à la nature de la fonction syndicale, mais qui donnent plus de souplesse à un jeu d’ensemble assez bien rodé. Cela n’exclut certes pas les conflits, parfois violents, entre bureaucraties. Des conflits qui, paradoxalement, peuvent ouvrir des espaces à l’action autonome des salariés – un exemple : ce sont les chamailleries entre chapelles syndicales qui ont encouragé l’éclosion des coordinations lors des grandes grèves de la santé et des transports de la seconde moitié des années 80.

Pour le politologue ou le sociologue observateur du monde syndical, il s’agit de mesurer de façon “ objective ” le nombre d’adhérents ou de votants aux élections professionnelles, la distribution du pouvoir, les formes de la participation institutionnelle, l’émergence d’une couche spécifique de professionnels du syndicalisme, sans oublier les mouvements et les logiques internes de ce microcosme bureaucratique, mais aussi les incohérences de la chaîne du contrôle social, la plus ou moins grande emprise des syndicats sur le monde du salariat, le niveau de satisfaction des adhérents en rapport avec leurs motivations – tout cela, bien sûr, sans remettre en cause les éléments qui fondent la société du capital. L’analyse fine des différents aspects de la collaboration syndicale cache – il est facile de s’en rendre compte – la logique de fond de cette collaboration, la neutralité “ scientifique ” permettant d’éviter des questions gênantes pour les dominants. Dans la quasi-totalité de la littérature politologique et sociologique sur la question syndicale, ces mêmes caractéristiques se retrouvent depuis un bon demi-siècle, et nous ne sommes pas près de voir la chose se modifier. (Les rares analyses que l’on pourrait qualifier d’extrême gauche sont souvent porteuses d’autres tares, dont nous parlerons plus loin.) Cela nous ramène à la fonction sociale de ces analystes, à savoir permettre à ceux qui détiennent le pouvoir de comprendre ce qui se passe dans les profondeurs de la société qu’ils dominent, de gérer les contradictions, de parer au plus pressé en évitant les affrontements sur la base desquels un sujet social autonome pourrait finir par se constituer. Dans leur regard de professionnels on retrouve l’héritage de ceux qui, au xixe, siècle se souciaient d’analyser le comportement des “ classes dangereuses ” – les quelques exceptions qui font tache ne faisant que confirmer la règle : le foisonnement des études sur les chômeurs, les pauvres ou les jeunes de banlieue au regard de la minceur des études sur les élites devrait suffire à nous en convaincre.

La “ neutralité ” supposée de l’expert correspond le plus souvent à un refus de mettre en discussion le cadre social existant, autrement dit au choix d’adopter sans le dire le point de vue du donneur d’ordres. C’est cette logique, jamais explicite, qui oriente la plupart des recherches sociologiques, politologiques ou statistiques, ainsi que dans la plupart des sondages dont les médias nous abreuvent à longueur de journées. Si certains chercheurs ont su mettre à profit dans leurs travaux la capacité de critique sociale que le mouvement de 68 nous avait laissée en héritage, force est de reconnaître que cet acquis a été résorbé depuis, comme d’ailleurs bien d’autres éléments nés dans les mouvements de l’époque.

Le point de vue du salarié Lambda est à la fois plus simple et plus compliqué à définir.

La syndicalisation se fait très souvent au hasard : on s’intègre dans la section syndicale de la boîte où l’on débarque pour obtenir un minimum de protection, on suit l’exemple d’un copain déjà syndiqué, on trouve un contact avec un syndicat plus ou moins disposé à assumer les emmerdements prévisibles d’une implantation dans un secteur difficile (comme, on a pu le voir, dans la restauration rapide ou le nettoyage). Tomber sur un salarié qui a épluché le programme du syndicat avant de prendre sa carte est improbable... Les migrations d’un syndicat à l’autre restent elles aussi le fait d’une minorité et interviennent le plus souvent en réaction à une compromission syndicale particulièrement énorme – comme, récemment, le soutien de la CFDT à la réforme des retraites, qui a provoqué le départ vers la CGT d’un joli bouquet d’adhérents.

Son principal souci étant, généralement, de se protéger des abus de son employeur, le salarié Lambda utilise pour cela les outils qu’il a couramment à sa disposition : bureaux d’aide juridique, délégués syndicaux, commissions paritaires, instances diverses de conciliation, prud’hommes et autres tribunaux administratifs. Il ne se demande pas pourquoi ces outils ont été mis en place, ni s’ils servent avant tout au contrôle social ou à l’individualisation des conflits : il les utilise, un point c’est tout. Une des conséquences collatérales des lois Auroux, qui, en quelque sorte, consacraient le rôle institutionnel des syndicats, a été, en renforçant leurs fonctions de négociation, d’accompagnement, de gestion individuelle des conflits, d’inciter salariés et syndicats à attendre quelque chose d’un ensemble de procédures juridiques dont ceux-ci sont partie prenante, et de les encourager, de fait, à délaisser l’action collective sur le terrain. À l’époque où ces lois ont été introduites, l’État était prêt à lâcher du lest dans les différentes commissions paritaires, ce qui crédibilisait ces instances. Aujourd’hui où les rapports de forces sont nettement plus favorables aux patrons et à leurs représentants politiques, il ne lâche plus grand-chose et les limites de l’action juridique apparaissent d’autant plus clairement.

Il est relativement exceptionnel que le salarié Lambda se mette à la recherche d’outils pour lutter collectivement, mais lorsque ça arrive, il a alors tendance à s’adresser aux syndicats existants, sur la base de l’idée qu’il sont là pour ça. Et, sans tarder, il découvre qu’ils “ ne font pas leur métier ”. La déception l’amène alors souvent à se retirer, quitte à reprendre sa carte temporairement pour obtenir un soutien juridique à un moment précis, pour monter une section, pour participer à une élection, pour faire barrage à un patron particulièrement vindicatif. Parfois il arrive que, pour pouvoir lutter collectivement, on se donne d’autres instruments. C’est la tendance qu’on a pu observer dans différents secteurs tout au long des années 80, parallèlement à la désyndicalisation : les coordinations de cette époque ont su dans certains cas, portées par l’ampleur des mouvements, faire preuve d’une autonomie relative par rapport au patronat et à l’État. Le fait que ceux qui en étaient à l’origine étaient souvent des militants syndicaux n’infirme pas cette clé de lecture, au contraire : si ces militants avaient eu la possibilité de se servir des syndicats pour lutter, ils n’auraient pas cherché à construire d’autres outils ; en le faisant, ils reconnaissaient implicitement (et parfois même explicitement) qu’il était impossible d’en faire usage pour la lutte collective. Certes, les syndicats, CGT en tête, se sont dépêchés de prendre le train en marche pour éviter de perdre le contact avec le mouvement, et, jusqu’à présent, ils sont parvenus à en garder le contrôle, ne serait-ce qu’au moment des négociations. Ce qui, bien sûr, renvoie aux potentialités et aux limites de ces mouvements.

Le salarié isolé, qui dans la vie sociale “ normale ” est incapable de remettre en cause le monde qui l’entoure, peut, dans le contexte d’un mouvement d’ampleur, éventuellement radical, commencer à se poser des problèmes d’un ordre totalement différent. Et si les solutions trouvées jusque-là restent insatisfaisantes, force est de constater que ce n’est que dans un contexte de ce genre qu’il peut commencer à se les poser. L’exemple le plus clair reste le mouvement de décembre 1995 : assez bien anticipé par la CGT (qui avait une peur bleue d’assister à une nouvelle éclosion de coordinations) puis bien contrôlé au moment des négociations, lorsqu’il commençait à s’essouffler, il a pourtant permis que se posent collectivement des problèmes de société, qui malheureusement dépassaient l’horizon de ses forces et de ses possibilités concrètes.

Mais n’oublions pas qu’un contexte de mouvement peut influencer les comportements, les perceptions et dans certains cas aussi les mentalités de salariés qui dans la vie de tous les jours ne sont engagés dans rien. Cette constatation, somme toute banale, tous ceux qui ont participé à une grève – je veux dire par là à une vraie grève, grande ou petite, peu importe, mais décidée directement par ses acteurs, et pas à une journée d’action ou à une mobilisation rituelle – ont pu la faire. D’où la difficulté à définir le point de vue du salarié Lambda, car il peut se modifier profondément et rapidement en fonction du contexte.

Certains, comme Negri, ont chanté les louanges de l’absence de mémoire des mouvements, y voyant sans doute une chance d’asseoir leur autorité et d’imposer leur idéologie. Or, si cette absence de mémoire est difficile à nier, elle est à replacer dans son contexte historique : autrefois c’étaient les minorités agissantes (groupes formels ou informels, associations, milieux professionnels, partis et syndicats “ révolutionnaires ”…) qui se chargeaient de transmettre la mémoire d’un mouvement à l’autre, en y mettant bien sûr aussi une dose de leur idéologie. Avec la destruction accélérée des vieilles communautés prolétariennes et des groupes qui prétendaient les représenter (ou les influencer), il est somme toute normal que cette déstructuration se traduise aussi par une perte de mémoire collective, et que les mouvements s’en trouvent plus désarmés face à leurs adversaires.

Pour le gauchiste (mais aussi pour bon nombre d’anarchistes, notamment ceux qui pratiquent l’entrisme syndical), la question syndicale se pose en ces termes : prendre le contrôle de l’organisation dont il est membre ou tenter d’en influencer la direction – ce qu’il fait inlassablement mais à quoi il ne parvient jamais. Depuis 1945, jamais un groupe gauchiste n’a réussi à prendre le contrôle de l’organisation syndicale où il s’était incrusté ; et ceux qui commençaient à constituer un obstacle à la stratégie et pour l’exercice des fonctions essentielles de l’organisation ont été virés. Le dernier exemple en date étant, en France, l’expulsion des “ moutons noirs ” de la CFDT, qui se sont trouvés contraints de donner naissance aux syndicats SUD, où l’on voit parfois renaître les mêmes logiques qui avaient cours à la CFDT.

Dans la réalité des faits, le travail des gauchistes consiste à animer des sections syndicales de base (mais parfois aussi à intervenir aux niveaux intermédiaires de la hiérarchie syndicale) dans un rôle de porteurs d’eau pour des confédérations de plus en plus exsangues. Or, si les salariés ont bien compris que ce n’est pas auprès des syndicats qu’il faut chercher pour pouvoir lutter collectivement, du côté des gauchistes la persistance de l’idéologie syndicaliste (idéologie au sens marxien de croyance largement répandue, sans fondement critique) est telle qu’il est bien difficile d’arriver ne serait-ce qu’à s’interroger sur le sens et les problèmes de la crise des syndicats, tout questionnement sur ce sujet étant pris comme une manifestation pure et simple d’anti-syndicalisme. Ce genre de personnage attribue cette crise, non sans raison d’ailleurs, à la montée du chômage et de la précarité, à la vitesse du turn-over, mais refuse obstinément de s’interroger sur les responsabilités des syndicats dans leurs propres difficultés. L’attitude la plus courante est celle de l’autruche : on se contente de propager la foi auprès du travailleur Lambda, qui n’en a généralement rien à foutre. Parfois, il arrive que l’on tombe sur des intégristes du “ hors du syndicat, point de salut ”, qui reproduisent les pratiques bureaucratiques des syndicats jusque dans leurs propres débats, là où il n’y a même pas l’excuse d’un enjeu de pouvoir, tant ils ont intégré la mentalité de l’institution qui constitue leur horizon de vie. Entre les différents courants trotskistes, on relève des différences mineures, mais réelles : le Parti des travailleurs s’implante en général à FO, Lutte ouvrière à la CGT ou parfois encore à la CFDT, la LCR se partageant entre la CGT et les SUD. À des degrés différents, ils sont animés par une commune logique électoraliste, qui les pousse à subordonner leur action dans les syndicats à leurs stratégies électorales respectives. On trouve aussi des anarchistes à l’intérieur des différents syndicats (qui souvent épousent les discours patriotiques de leur chapelle lors de leurs querelles), à côté des deux (ou même trois) CNT, qui se réclament de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire mais constituent assez rarement autre chose que des petits groupes affinitaires. Mais les difficultés et contradictions auxquelles sont confrontés les petits syndicats radicaux ou révolutionnaires sont d’une autre nature, et n’entrent pas dans le cadre de notre analyse [4].

Le syndicaliste de base se trouve, de nos jours, dans une position particulièrement inconfortable : entre l’enclume des compromissions de la haute hiérarchie de son organisation et les besoins pressants, voire les appels au secours, de ses collègues de travail. C’est lui qui fournit aux syndicats le carburant dont ils ont besoin pour avancer. Ses tâches sont multiples : assurer la défense au jour le jour de ses collègues, trouver des arrangements avec les responsables de l’entreprise (ou du service) dans des rapports de forces si défavorables que cela relève le plus souvent du bluff ; mais aussi justifier les choix syndicaux auprès des collègues et tenter de rendre crédibles les appels à des journées d’action souvent inutiles décidées au sommet, voire, notamment dans la fonction publique (à travers la pléthore de commissions où se négocient les avancements, les reclassements, les mutations), gérer la clientèle du syndicat ; et puis calmer le jeu face aux collègues qui voudraient en découdre, faire savoir que bouger maintenant, comme ça, c’est “ aller droit dans le mur ” ; couper, enfin, l’herbe sous les pieds de ce qu’il perçoit comme une possible concurrence (d’autant plus dangereuse qu’elle viendrait d’“ inorganisés ” et pas d’une autre boutique syndicale)...

Le syndicaliste de base est généralement honnête et paie souvent le prix de son engagement en termes de carrière dans l’entreprise – encore que, grâce aux sociologues, nous savons qu’au cours de ce dernier demi-siècle, beaucoup d’ascensions sociales se sont faites par les filières syndicales. Toutefois, dans certains secteurs où le rapport de forces est particulièrement défavorable, les cas de corruption pure et simple ne sont pas l’exception [5]. Son horizon n’est pas celui d’un changement radical de société, mais plus simplement de l’implantation et de la survie de son syndicat dans l’entreprise, la branche, la ville ou le département. C’est lui qui est le mieux placé pour toucher du doigt les limites de l’action syndicale et pour constater l’ampleur de la désyndicalisation. Il sait bien, en effet, que les appels à se syndiquer restent sans effet si leurs organisations sont incapables d’offrir une perspective permettant de rêver à une société différente ni, surtout, d’apporter un soutien concret à la résistance quotidienne et aux revendications d’augmentation de salaire, d’amélioration des conditions de travail, d’égalité de traitement, ni même d’assurer sérieusement la défense contre les licenciements et la répression patronale…

Il arrive que, moins embarrassés par le sectarisme idéologique et les querelles de pouvoir que les gauchistes, les syndicalistes de base se dotent d’instruments de lutte utiles pour se battre et parfois gagner, comme les coordinations apparues dans les années 80 dans les transports et les hôpitaux et, plus récemment, dans l’Education nationale et les métiers du spectacle. Ils font souvent l’objet de l’intérêt des stratèges des partis convaincus d’incarner l’avant-garde, qui tentent par divers moyens de les recruter. Et si certains, parfois, semblent éprouver de la sympathie pour les références mythologiques (et les pratiques sectaires) de groupuscules se réclamant du syndicalisme révolutionnaire, il faut y voir surtout l’expression de leur désorientation face aux difficultés et aux contradictions de leur position, car de ce côté-là il n’y a guère, dans l’état actuel des choses, de perspective crédible à la clé.

Pour le “ libertaire critique ” que nous aimerions être, le problème n’est pas de convaincre qui que ce soit de quitter son syndicat ou ce qui constitue pour lui une forme de protection minimale, mais plutôt de chercher à construire des outils supplémentaires à la fois pour se battre et pour élaborer, et faire partager, un regard critique sur les syndicats, en évitant de semer ou de cultiver des illusions sur ce qu’il est possible d’en tirer, notamment quand le but est de changer en profondeur les rapports sociaux, le mode de production et de distribution de la richesse sociale [6]. Mais comment définir un point de vue pertinent ? Avec quels critères et selon quelle logique ?

En premier lieu, il s’agit de mettre au centre de notre réflexion la relation entre les buts et les moyens, cette relation fondamentale sur laquelle Malatesta n’a cessé d’insister à son époque. Donc de se questionner : Que cherchons-nous  à comprendre et à détecter dans une situation sociale (ou un mouvement) donnée ? L’État (au sens large de structure assurant le contrôle social) est-il un instrument utilisable lorsque l’on cherche à modifier radicalement les rapports sociaux ? Peut-on s’en remettre à des structures qui à la fois perdent leurs adhérents et voient leur survie dépendre de plus en plus directement de l’État ? Comment renverser les rapports de forces, dans un service, une boîte, un secteur, et autant que possible dans la société tout entière, avec des forces pour l’instant fort modestes, sachant qu’il s’agit d’aider des mouvements à démarrer, à se structurer, à durer, à s’imposer, à s’élargir à l’échelle de la société, du pays, du continent ? Les organisations existantes peuvent-elles nous aider à y parvenir ? Cela arrive parfois, oui. Mais qu’elles imposent leur propre logique ou se plient à celle des mouvements (comme ce fut le cas en 1998 avec le mouvement des chômeurs, limité mais réel, et, plus récemment, avec celui des intermittents du spectacle, qui a obligé la CGT à le suivre pendant un moment) est loin d’être neutre.

Dans le rapport de forces, la façon dont sont compris les enjeux, les motivations des différents acteurs, les buts à atteindre, n’est pas secondaire, ni d’ailleurs l’imaginaire de ceux qui luttent, la façon dont ils conçoivent la société qu’ils voudraient construire et les rapports qu’ils cherchent à mettre en place dès le premier jour. Car ces éléments pèseront dans le développement de la lutte. Il est donc nécessaire, à nos yeux, de faire un travail de décryptage (y compris en s’intéressant à la littérature sur les classes sociales), pour y déceler les éléments qui peuvent nous servir, en se lestant de l’idéologie dominante qui ne cesse de faire son chemin dans les esprits.

C’est pourquoi on ne peut se permettre d’oublier la double nature du syndicat, à la fois instrument de lutte et moyen de contrôle social - chose que les intégristes du “ hors du syndicat point de salut ” effacent de leur horizon d’analyse. Une double nature qui autrefois s’incarnait dans la dichotomie syndicats révolutionnaires / syndicats réformistes, les uns et les autres étant alors porteurs d’un projet, différent, de transformation de la société. Mais comment parler aujourd’hui ce langage du début du siècle passé, sachant qu’aucune confédération n’a plus de projet de société et que toutes se bornent à gérer la boutique et les acquis dans le cadre politique et social existant ? Il faut bien, jusque dans le langage, établir une distinction entre les syndicats institutionnels (tels qu’ils existent vraiment, reconnus par le pouvoir et le patronat) et ceux, tous petits, qui se veulent porteurs d’un regard critique ou d’une option “ révolutionnaire ”.

Mais on ne peut non plus se borner à répéter les arguments des conseillistes d’il y a un demi-siècle, qui prendraient aujourd’hui facilement l’allure d’un anathème contre ceux qui s’obstinent à utiliser l’outil syndical. Ne faut-il pas plutôt, tout en faisant le constant de l’intégration, des tares, des faiblesses des syndicats, chercher aussi d’autres instruments de défense des salariés qui soient l’expression de leur volonté autonome et qui leur permettent de se constituer en classe pour soi, et cela dans le conflit, dans la lutte ? Sans en rester, donc, à un constat de sociologues ou de gardiens de la pureté de la lutte des classes.

Nous sommes bien conscients que la crise actuelle des institutions du vieux mouvement ouvrier, celui que l’on a connu aux xixe et xxe siècles, est un passage douloureux. Mais ne faut-il pas essayer de déceler dans ce moment de crise les facteurs d’espoir, les possibilités de rupture, les premières manifestations d’autonomie, les noyaux de solidarités nouvelles qui cherchent à se frayer un chemin ?

De ce point de vue, la fin de “ l’empire du mal ” est une chance : elle permet que l’émancipation des travailleurs soit enfin envisagée comme devant être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et non plus d’un parti de spécialistes de la révolution prétendant s’en charger à leur place. La crise des syndicats-institutions que nous connaissons aujourd’hui détend les mailles du contrôle social qui bouchait l’horizon de toute lutte radicale. Je pense en particulier à la grève des cheminots de 2001 : avec une CGT toute-puissante, jamais elle n’aurait existé [7]. Et le corporatisme des grèves des années 80 peut lui-même être interprété de façon moins négative [8].

L’angle d’analyse choisi n’est pas sans conséquences pratiques. Non seulement dans la perspective d’un changement de société, mais aussi dans l’immédiat, où il s’agit entre autres de répondre à une répression patronale et étatique dirigée contre les salariés qui luttent (dont pas mal de syndicalistes) : force est de constater que les syndicats sont généralement inactifs, inefficaces, absents, et que les quelques initiatives prises pour assurer leur défense viennent de réseaux de soutien ou de militants syndicaux de base, restés pour l’instant isolés. Réussiront-ils à se fédérer et à fédérer les énergies de salariés avec ou sans étiquette syndicale afin de parvenir à une action d’ampleur, ou resteront-ils prisonniers de logiques de chapelle génératrices d’impuissance ?



[1] Il va sans dire que la grossière typologie que je dresse ici peut connaître des exceptions, des croisements, et bien sûr beaucoup de nuances. Nous savons bien que “ tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir ”, mais, si l’on veut saisir les différentes nuances de tons, il faut bien commencer par fixer les couleurs de base de la palette.

[2] Voir par exemple les préoccupations qui s’expriment dans l’article de Jacques Trenteseaux, “ La montée des extrémistes ” (Enjeux-Les Échos, novembre 2002, p. 72-78), après les grèves à McDo de 2001-2002, où l’auteur met explicitement l’accent sur la nécessité de disposer de “ syndicats puissants et responsables ”, seul barrage contre la montée du “ radicalisme ”.

[3] C’est de moins en moins vrai... depuis que la CGT a négocié son entrée dans la Confédération européenne des syndicats. Coïncidence ?

[4] En attendant que nous abordions cette question, le lecteur qui lit l’italien pourra se reporter au débat sur la bureaucratisation du syndicalisme alternatif qui s’est développé dans les pages de la revue milanaise A, rivista anarchica, avec comme point de départ l’article “ Un lavoro duro ed oscuro ” de Cosimo Scarinzi, auquel plusieurs militants syndicaux libertaires réagissent (numéros de juin et d’octobre 2004, consultables en ligne : http://www.anarca-bolo.ch/a-rivista)

[5] Dans les entreprises sous-traitances de nettoyage notamment, c’est notoire, et d’autant plus scandaleux que cela se fait avec la complicité du plus haut niveau des hiérarchies confédérales, qui ont su monnayer leur silence et leur passivité contre des financements indirects.

[6] A ma connaissance, la dernière tentative en ce sens remonte à 1993, avec la publication du numéro 3 des Cahiers du cercle Berneri, entièrement consacré à la crise des syndicats en Europe occidentale.

[7] Voir “ Grève des cheminots : vous avez dit "corporatisme" ? ”, Tsunami n° 3, printemps 2001, p. 14-18.

[8] Ch. de Gouttière, “ Autour des grèves de l’automne 1988 : les coordinations face au syndicalisme ”, Les Cahiers du doute n° 3, p. 28-50.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009