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La remise à l’honneur de la concertation
dans l’Italie des années 1990

Matteo Saudino

Dans les années 1990, on assiste en Italie à un regain de faveur de la macro-concertation entre gouvernement, confédérations syndicales et Confindustria. Après l’expérience du marchandage politique, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, en plein climat de compromis historique et d’union nationale contre le terrorisme, les pratiques néo-corporatives ont connu une nouvelle vogue inopinée. À partir de 1992, en effet, ont été conclus quatre importants accords tripartites sur la politique des revenus, le développement économique et l’emploi : l’accord de 1992 sur le coût du travail et sur l’abolition de l’échelle mobile, l’accord de 1993 sur la politique des revenus, l’accord de 1996 sur le travail et le pacte social de 1998. À quoi il faut ajouter la réforme de l’emploi public de 1991 et celle des retraites de 1995. Quels sont les facteurs qui ont permis ces succès? A plus de cinq ans du dernier de ces accords et face à la présente crise de la concertation, cet article propose une lecture historique et sociologique.

Au cours des années 1990, une série d’événements politiques et économiques ont témoigné du retour en force de la macro-concertation entre gouvernement, syndicats et patrons dans de nombreux pays européens, mais c’est en Italie que ce phénomène a connu le plus de vigueur et d’ampleur et a abouti aux résultats les plus considérables. À partir de 1992, en effet, sont conclus en Italie quatre importants accords trilatéraux concernant la politique des revenus, le développement économique et l’emploi, l’accord de 1992 sur le coût du travail et la suppression de l’échelle mobile, l’accord de 1993 sur la politique des revenus, le pacte sur le travail de 1996 et le pacte social de 1998. À quoi il faut ajouter la concertation de 1991 sur la réforme des emplois publics et la réforme des retraites de 1995.

À quoi donc est dû ce retour en force ?

Pour expliquer le succès inattendu de la macro-concertation en Italie durant cette période, qui contraste avec l’instabilité et les crises qui avaient caractérisé cette pratique au cours des deux décennies précédentes, et pour essayer de comprendre pourquoi elle a pu retrouver un rôle central au point de redevenir un mécanisme important de policy-making [1], il est nécessaire, tout d’abord, d’examiner le contexte politico-économique international et national avec les grandes mutations marquant la fin du xxe siècle, et, ensuite, d’examiner les choix stratégiques adoptés par chacune des parties impliquées.

Pour ce qui est du panorama européen et mondial des années quatre-vingt-dix, il est caractérisé par trois aspects fondamentaux, qui n’excluent pas une certaine diversité :

1. La globalisatio, aux niveaux productif et financier, de l’économie capitaliste, malgré la persistance de marchés locaux ou spécifiques, se traduit par une intensification de la concurrence internationale avec les deux autres pôles – États-Unis et Japon – et avec les pays récemment industrialisés – notamment certains pays d’Asie du Sud-Est et la Chine – au détriment des droits des travailleurs et des nombreuses périphéries et banlieues pauvres du monde.

2. Un déséquilibre général entre demande et offre d’emploi, qui a des fondements structuraux, tels que l’informatisation et la tertiarisation des processus de production, de gestion et de distribution, la présence accrue des femmes et des immigrés récents sur le marché du travail et le développement du travail “ au noir ”. Ces phénomènes provoquent partout une montée du chômage. Cette tendance ne semble pas destinée à faiblir dans le futur, car les politiques actives en matière d’emploi, dominées par des logiques telles que la flexibilité et la précarité qui contribuent à la productivité des entreprises et à la réalisation du profit, n’aboutissent, au mieux, qu’à réduire le chômage. Mais, dans les démocraties à capitalisme avancé et financiarisé, aucune formation politique n’envisage plus l’objectif du plein emploi.

3. La préoccupation constante des gouvernements européens de conserver la maîtrise des facteurs essentiels de la stabilité et de la compétitivité économiques (inflation, dette publique, coût du travail, prix de l’argent, taux de change) pour respecter les paramètres du traité de Maastricht et du pacte de stabilité ultérieur. Cela a contribué également à mettre en œuvre des politiques économiques favorables à l’offre (c’est-à-dire au capital et aux entreprises) qui ont progressivement fragmenté le monde du travail et affaibli les organisations syndicales.

Ces phénomènes rendent toujours plus impérieuse la nécessité de réaliser la “ quadrature du cercle ” et imposent aux économies nationales l’exigence d’un ajustement plus rapide et plus étendu que ne le permettent leurs dispositifs régulateurs ; la politique des revenus, le fonctionnement du welfare state et les interventions de soutien à la compétitivité des entreprises et à l’emploi revêtent une importance primordiale dans toute l’Europe.

S’agissant du cas italien, il faut ajouter cinq facteurs spécifiques qui, durant la dernière décennie, ont pesé sur la situation économique, politique et historique de l’Italie en faveur de la remise à l’honneur et du succès de la concertation centrale.

Le premier de ces facteurs réside dans le processus d’unification monétaire. En signant le traité de Maastricht de 1992, les gouvernements des pays européens s’engageaient à respecter des paramètres économiques très rigides, surtout en matière de dépenses publiques. Cela incita les États ayant une forte dette publique, comme l’Italie, à conclure d’importants accords sociaux visant à obtenir le soutien le plus large à des politiques économiques d’inspiration libérale de maîtrise des éléments essentiels de la stabilité et de la compétitivité économique : inflation, dette publique, coût du travail, loyer de l’argent.

Le second facteur concerne Tangentopoli [le système des pots-de-vin] et la crise de la Première République. En 1992, une enquête ouverte par la magistrature milanaise sur une affaire de corruption met au jour un réseau très étendu de relations d’affaires entre entrepreneurs, politiciens et bureaucrates. Se trouvent compromis tous les partis de ce qu’on appelle l’arc constitutionnel (à l’exclusion du MSI), au premier chef la DC et le PSI, mais aussi le PRI, le PSDI, le PLI, et là où il disposait d’importants pouvoirs locaux, le PCI-PDS. Un dispositif serré de corruption apparaît, dont la constitution a été rendue possible par un système politico-entrepreneurial reposant sur une base économique bien définie et des règles de conduite précises. Il s’agissait d’un échange : les entrepreneurs s’assuraient un important marché protégé, celui des travaux publics et des chantiers soumis à appels d’offres, et donnaient en échange aux partis les moyens financiers de leur activité. Le scandale de Tangentopoli a balayé la classe politique italienne et une bonne partie de celle des entrepreneurs. C’est pour surmonter cette crise qu’ont été formés les gouvernements Amato, en 1992, et Ciampi, en 1993. Et ce sont ces gouvernements de techniciens, parce qu’ils avaient davantage besoin d’un soutien extérieur et de la légitimité sociale que pouvaient leur apporter, à la place de l’investiture électorale, les organisations représentatives d’intérêts spécifiques, qui ont relancé la pratique des concertations.

Le troisième facteur, c’est la chute du mur de Berlin. Elle a précipité, en Italie, la transformation politique du PCI et mis fin à près de cinquante années de démocratie figée qui, de fait, excluait de la sphère gouvernementale le plus grand parti de gauche. En 1990, prenant ce qu’on a appelé “ le virage de la Bolognina ”, imposé par le secrétaire Achille Occhetto, le Parti communiste italien se transforme en Parti démocratique de la gauche et entame officiellement un parcours qui le conduit, en peu d’années, à entrer dans la sphère gouvernementale, à soutenir des politiques économiques néo-libérales et à se situer dans le camp de la gauche européenne modérée. Cette transformation s’est répercutée directement et indirectement sur les stratégies de la CGIL.

Le quatrième facteur consiste dans la persistance renforcée de pratiques de micro-concertation. L’échec, en 1984, des négociations sur l’échelle mobile a interrompu au niveau national les marchandages politiques centralisés, alors qu’à la périphérie se diffusent des pratiques de micro-concertation entre entreprises et syndicats qui se révéleront importantes pour la reprise de la macro-concertation dans les années 1990.

Le cinquième facteur, enfin, tient à la compétition internationale intensifiée : la mondialisation des marchés et la concurrence internationale posent aux entreprises des problèmes de flexibilité et de coût du travail qui, face à des syndicats moyennement puissants, comme en Italie, s’avèrent difficilement solubles par le seul jeu régulateur du marché, alors que des politiques concertées de modération salariale donnent des garanties plus solides. Beaucoup de grands patrons se font les partisans résolus de la politique des revenus et du dialogue avec les confédérations syndicales.

L’action combinée de tous ces facteurs a influé sur les stratégies des acteurs isolés et amené l’Italie, pays dépourvu de ce qu’on appelle les pré-requis néo-corporatifs, à remporter des succès inattendus dans la pratique de la macro-concertation.

Les accords

Examinons maintenant rapidement les accords de 1992 et de 1993 et la réforme des retraites de 1995, de façon à comprendre les choix stratégiques des acteurs impliqués et les caractéristiques comparées de la concertation pratiquée dans les années quatre-vingt-dix et dans les décennies précédentes.

1) L’accord de juillet 1992

La crise fiscale et monétaire de 1992, amplifiée par les règles de Maastricht et par l’atmosphère d’urgence nationale créée par les répercussions de l’opération “ Mains propres ” et de l’effondrement électoral du vieux système politique, permet au gouvernement de techniciens dirigé par Amato de mobiliser les soutiens sociaux et politiques nécessaires pour faire accepter le programme le plus drastique d’assainissement budgétaire qu’ait connu l’Italie depuis la guerre. Non seulement il abolit l’échelle mobile mais il gèle les accords d’entreprise. Il consiste essentiellement à contenir la dynamique salariale sans offrir aucune des compensations traditionnelles que comportaient les expériences de marchandage politique du début des années quatre-vingt. L’accord de 1992 marque ainsi l’amorce d’un virage dans les rapports entre syndicats, patronat et gouvernement, en dépit de l’absence de règles et de procédures qui caractérise le système contractuel dans son ensemble. Autant de questions ouvertes auxquelles s’affrontera l’année suivante un nouveau gouvernement de techniciens dirigé par Ciampi.

2) L’accord de juillet 1993

Le tournant de 1992 se poursuit avec l’accord de 1993, qui est moins marqué par l’urgence et par la recherche de solutions à court terme et qui, à l’inverse, ébauche une politique stable des revenus et des relations contractuelles. En premier lieu, il confirme l’abolition de l’échelle mobile et définit une politique des revenus basée sur l’engagement des parties de respecter le taux d’inflation prévu. De plus, il réaffirme le caractère bipolaire du système contractuel italien, avec un premier niveau national par branches et un second niveau par entreprises ou par entités territoriales, mais il précise les compétences de ces deux niveaux pour éviter les superpositions de la période précédente. Cet accord met de l’ordre dans le système contractuel en définissant des règles et des procédures, sans vider de contenu les négociations d’entreprise, auxquelles il laisse la tâche de déterminer l’échelle des salaires et le niveau de compensation des gains de productivité.

3) La réforme des retraites de 1995

Sous la pression de l’organisation patronale Confindustria et de l’Union européenne, la nécessité d’une réforme des retraites prend une place de premier plan dans les stratégies et les préoccupations des principaux policy-makers. Il reste cependant extrêmement difficile d’affronter ce problème sans un certain consensus des organisations de salariés. Malgré cela, le gouvernement Berlusconi, qui arrive au pouvoir au printemps de 1994, décide d’agir unilatéralement, en inscrivant dans la loi de finances une série de dispositions qui éliminent, de facto, les pensions de vieillesse. Les partis d’opposition et les syndicats CGIL, CISL et UIL décident de passer à la contre-offensive et organisent pour le 14 octobre 1994 une grève générale qui mobilise des millions de travailleurs et se révèle l’une des plus massives qu’ait connues la République. La protestation se poursuit par une imposante manifestation de plus d’un million de personnes qui se déroule à Rome le 12 novembre. Cette mobilisation syndicale inquiète la Confindustria, qui avait explicitement appuyé la réforme élaborée par le centre droit. Le résultat est une défaite du gouvernement qui, dans un accord passé avec les syndicats, est contraint de retirer de sa loi de finances les dispositions portant sur les retraites. Le succès de cette mobilisation marque chez de nombreux travailleurs un regain de faveur à l’égard de la CGIL, de la CISL et de l’UIL, après la crise de confiance du début des années 1990. Au début de 1995 succède au gouvernement Berlusconi un nouveau cabinet de techniciens dirigé par Dini et soutenu par une majorité de centre gauche, y compris la Ligue du Nord. Son programme en quatre points comporte l’engagement de mener à bien, avant de nouvelles élections, précisément cette réforme des retraites. Le nouveau projet prévoit de rechercher le soutien des organisations de travailleurs et se traduit par l’ouverture d’une véritable négociation entre syndicats et gouvernement qui prend pour base les propositions syndicales et qui se conclut en mai par un accord. Il faut cependant noter que, par rapport à l’échec de Berlusconi, le succès de la réforme Dini est dû davantage à des questions de méthode (l’implication des confédérations syndicales) que de fond (l’élévation de l’âge de la retraite). De nombreux observateurs saluent dans la nouvelle loi l’un des fondements de l’assainissement économique, à côté des accords tripartites de 1992 et 1993.

La reprise de la macro-concertation dans les années 1990 a donc représenté un facteur de stabilité pour le système politique et pour le pilotage de l’économie, durant une difficile phase de transition. Elle a de plus marqué un véritable tournant dans les relations industrielles en Italie en rationalisant le système contractuel et le rapport entre les acteurs, après les tentatives infructueuses de la fin des années 1970 et du début de la décennie quatre-vingt.

Les choix stratégiques

Il convient maintenant d’analyser les choix stratégiques des divers acteurs. Il est clair qu’en Italie le retour fructueux aux méthodes de la concertation est principalement dû à un changement de stratégie des trois acteurs principaux, confrontés évidemment aux changements politiques et économiques intervenus au plan national et international. Les syndicats, la Confindustria et le gouvernement doivent faire face au début des années 1990 à une série de problèmes et de déficiences internes qui poussent à la recherche d’accords tripartites sur diverses questions, telles que le coût du travail, la politique des revenus, la réforme de la représentation syndicale, la réforme des retraites et l’assainissement des finances publiques. Les priorités des entreprises et celles des policy-makers sont modifiées et dans tous les pays européens on réalise que l’unification européenne et l’intensification de la concurrence internationale rendent, certes, nécessaire la maîtrise des coûts, mais aussi la coopération de la force de travail. Les trois acteurs comprennent qu’ils ont besoin les uns des autres.

– Les gouvernements et les principales formations politiques sont confrontés au problème de l’assainissement économique et de la réforme du welfare en même temps qu’ils doivent surmonter une crise de confiance (le scandale de Tangentopoli a profondément ébranlé les partis et les leaders qui dirigeaient le pays) et d’identité (le PDS doit se repositionner politiquement en Italie et en Europe). La sphère politique se trouve ainsi dans une position d’extrême faiblesse pour mener à bien de façon autonome des projets politiques et de grandes réformes, sans obtenir l’accord préalable et l’implication directe des acteurs sociaux;

– La Confindustria, tiraillée entre les tendances libérales des petites entreprises et le souci stratégique des grandes de rechercher un consensus avec les syndicats, se rend compte que dans un système de concurrence planétaire il est préférable de se donner des règles stables en accord avec les syndicats et le gouvernement, qui permettent de conserver la maîtrise du coût du travail et des risques de conflits sociaux et de s’assurer la coopération de la main-d’œuvre si l’on veut mener à bien des réformes structurelles. De plus, Tangentopoli a également laissé des plaies dans le monde de l’entreprise.

– Au début des années 1990, les confédérations syndicales sont secouées par des remous internes, par une grave crise du consensus. L’automne 1992, où la contestation s’exprime violemment dans la rue, marque le point de plus extrême tension, si l’on exclut la fin des années 1960 et certains moments des années 1970, entre, d’une part, des contingents significatifs de travailleurs et de militants politiques et syndicaux et, d’autre part, les appareils dirigeants des syndicats institutionnels. Ceux-ci se trouvent menacés par le développement consécutif du syndicalisme de base. Dans un tel contexte, le marchandage à l’échelon politique se présente comme une opportunité de redevenir un partenaire à même de peser sur les réformes économiques et sociales considérées comme indispensables. Il faut également prendre en compte le repositionnement stratégique opéré par la CGIL, principale centrale italienne, à la suite de la crise internationale du communisme et du mouvement ouvrier ainsi que des mutations politiques qui en ont découlé. Les principales organisations de salariés, contraintes de se redonner une identité précise, voient dans la voie de la concertation une issue à leurs difficultés de la seconde moitié des années quatre-vingt, où dominait la logique du capital et de l’entreprise, lesquels se trouvaient souvent en mesure de dicter leurs conditions en refusant la négociation.

Ainsi, au début des années 1990, le calcul coût-bénéfice amène les principaux policy-makers à choisir la voie du dialogue et des accords institutionnels.

En conclusion

Examinons les traits que revêt ce regain de faveur de la concertation en Italie en les comparant à ceux que prévoyait la théorie néo-corporative classique qui avait caractérisé le marchandage politique de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

Tout d’abord, les accords des années 1990 se fondent bien moins que dans la période précédente sur un échange de bénéfices immédiats et sur un rôle compensateur dévolu au gouvernement. Les négociations sur la politique des revenus, sur la réforme des conventions collectives et sur les retraites comportent, à l’inverse, une délégation de fonctions politiques aux organisations représentatives d’intérêts spécifiques, dans un contexte de politique régulatrice plutôt que distributive.

En second lieu, les succès de la concertation des années 1990 ne sont apparemment pas obtenus grâce à la centralisation du pouvoir représentatif qui le mettrait en mesure d’imposer ses décisions à la base, comme le voulait la théorie néo-corporative de la fin des années soixante-dix, mais, au contraire, grâce au renforcement des structures périphériques des confédérations syndicales. Les accords de 1992 et de 1993 et la négociation sur les retraites de 1995 se sont accompagnés d’une réforme de la structure de la représentation sur les lieux de travail, les RSU, qui a rendu plus facile la ratification par la base des choix faits par la direction des confédérations. Cette réforme, qui réserve de droit un tiers des délégués aux syndicats institutionnels, a fini par jouer également le rôle de “ courroie de transmission ” des décisions prises au sommet par la CGIL, la CISL et l’UIL. Au contraire, les accords tripartites des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt ont été fragilisés, entre autres raisons, par l’éloignement excessif du leadership central des syndicats par rapport aux dirigeants locaux et à la base.

En troisième lieu, le postulat néo-corporatif selon lequel la concertation en matière de politique des revenus résulterait soit de la stratégie de mouvements syndicaux très forts, soit du dessein des gouvernements d’incorporer dans le policy-making en position subalterne des syndicats faibles, ne paraît pas s’appliquer dans le contexte des années quatre-vingt-dix. Il s’appuie sur le fait que des syndicats très puissants, comme en Suède, sont en position de s’affronter aux exigences nouvelles d’ajustement rapide à la concurrence internationale accrue et de plus grande flexibilité et diversification de la réglementation du travail. Les termes du marchandage politique traditionnel risquent alors d’apparaître inacceptables aux gouvernants et aux patrons, qui, pour réduire le niveau de centralisation et de rigidité, pourront prendre le risque d’un affrontement social. D’un autre côté, les syndicats trop faibles, comme en France, représentent, aux yeux des gouvernants et des patrons, des partenaires inutiles, dans la mesure où leur éloignement par rapport à leur base ne leur permet pas de garantir l’acceptation par celle-ci d’éventuelles politiques des revenus. En revanche, des syndicats moyennement puissants, comme en Italie ou en Allemagne, qui, sans jouir d’une aussi grande représentativité que les syndicats suédois, n’en sont pas moins enracinés sur les lieux de travail et insérés dans un réseau de rapports de coopération plus ou moins institutionnalisés, peuvent apparaître, dans le contexte actuel, comme une condition nécessaire à la concertation. Des syndicats de ce type constituent en effet à la fois un lien et une ressource tant pour les gouvernements que pour les entreprises. Ils peuvent dissuader leurs adversaires d’user de méthodes unilatérales en les exposant au risque d’une épreuve de force, et ils peuvent, dans l’autre sens, convaincre leur base de ce que les rapports de pouvoir existants ne permettent pas de poursuivre des objectifs plus radicaux qu’une régulation conjointe de la dynamique salariale et de certaines politiques économiques.

Le regain de faveur de la concertation dans les années 1990 s’éloigne donc par toute une série de traits du modèle néo-corporatif de la fin des années soixante-dix et surtout rapproche l’Italie du modèle néo-corporatif concurrentiel qui semble prévaloir dans beaucoup de pays européens tels que l’Espagne et la Hollande.

De plus, l’Italie s’écarte d’un système de relations industrielles fondé sur un fort volontarisme dans le comportement des acteurs pour s’efforcer de mettre de l’ordre dans la structure contractuelle et d’imposer des règles et une formalisation accrue aux rapports entre les parties. Cette tendance à l’institutionnalisation n’était guère prévisible, vu les bons résultats obtenus par des voies informelles dans l’ajustement économique des années 1980. Un système informel permet assurément une souplesse des relations industrielles et une grande capacité d’adaptation dans une phase d’intensive mutation; il comporte cependant des limites, en particulier il ne rend guère prévisibles les comportements des acteurs et expose les relations aux aléas de la variabilité des conditions politiques et économiques et des rapports de force.

On a attribué a posteriori aux accords de juillet 1992 et de juillet 1993 une portée “ constituante ” dans la mesure où ils s’efforçaient de redéfinir les règles des relations entre les parties et d’institutionnaliser le rôle des acteurs politiques et sociaux et consacraient le retour en Italie de la concertation centralisée.

Aujourd’hui, cependant, après la victoire électorale du centre droit conduit par Berlusconi, et malgré les nombreux efforts déployés par le centre gauche et par les confédérations syndicales pour faire de la macro-concertation une pratique politique stable et durable, expression d’une nouvelle conception du gouvernement et du réformisme, les pratiques de concertation ont été de facto mises de côté par le gouvernement et par les organisations patronales, lesquels, ayant obtenu grâce à d’amples accords des réformes structurelles qui ont fragmenté et précarisé le monde du travail, ressentent moins le danger d’un conflit et la nécessité de chercher à tout prix une entente avec les syndicats, tout en sachant bien que, malheureusement, dans le futur, avec une majorité de centre gauche, on exhumera une nouvelle fois la concertation et la recherche d’accords tripartites.

Article paru, en italien, dans Collegamenti-Wobbly n° 5, janvier-juin 2004.
Traduit par Daniel Blanchard


[1] L’expression policy-making désigne, en sociologie, les mécanismes et les processus de choix, de décision et de mise en œuvre d’une politique. Les policy-makers sont les acteurs (gouvernement, organisations politiques, syndicales ou patronales) de ces processus.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009