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Bolivie : “ guerre du gaz ” ou guerre sociale
 

Luis Ayada et Cusi Qóyllur

 

Le scandale du bradage légal du gaz naturel bolivien aux multinationales, en septembre 2003, a déclenché un vaste mouvement de protestation essentiellement populaire. Un mouvement très bien organisé sur la base des communautés paysannes, des assemblées de quartier et des comités de grève, qui ont su se coordonner et entraîner derrière eux les directions syndicales et politiques. Certes, la démission et le remplacement du président Sánchez de Losada a permis momentanément à la classe dirigeante de sauver les meubles, mais sans rien régler sur le fond. Reste à savoir si la consigne de nationalisation qui fait aujourd’hui “ bouger les pauvres ” n’est pas une arme à double tranchant.

L’insurrection populaire qui, en octobre dernier, a fait tomber le président de la République de Bolivie, Gonzalo Sánchez de Lozada (et qui, au moment où j’écris, trouve sa prolongation dans la grève générale illimitée prévue au mois de mai) mérite notre attention, à mon avis, pour diverses raisons. La première, évidemment, du fait que les Boliviens ont eu l’audace de faire tomber un gouvernement par l’insurrection de ceux d’en bas, ce qui, au point où nous en sommes de la modernité et selon les dires des experts de la fin de l’Histoire, était proprement impossible. Avoir épinglé ce préjugé peu désintéressé méritait en soi notre reconnaissance. La prouesse est d’autant plus remarquable que ce n’est pas une quelconque junte de gorilles en voie d’extinction que l’on a fait tomber, mais un gouvernement élu et ayant reçu toutes les bénédictions de la démocratie parlementaire (sans que cela fasse une grande différence quant aux attentes des gouvernés), de telle sorte qu’il ne sera pas exagéré de dire que la révolution bolivienne a commencé à prendre pour cible directement le mensonge démocratique, cœur de l’idéologie actuellement dominante.

Au-delà des consignes brandies par les diverses organisations, travailleurs et paysans de Bolivie se sont soulevés moins contre un gouvernement particulier que contre l’ensemble de l’ordre politique, social et économique actuellement établi. La question que la presse internationale a mentionnée comme origine de la révolte – l’exportation de gaz naturel au bénéfice d’entreprises internationales, l’espagnole REPSOL parmi les toutes premières – n’a pas été, en principe, beaucoup plus que l’occasion née de la convergence des divers mouvements d’opposition. De toute façon, le scandale qui a mis le feu aux poudres n’était pas rien : la Loi des hydrocarbures promulguée  par le gouvernement de Sánchez de Lozada et imposée par le FMI livre les ressources de combustibles non renouvelables du pays presque gratuitement aux entreprises transnationales qui les ont “ découvertes ”, l’État bolivien se réservant juste un impôt de 18 % sur la valeur du brut, à la sortie du puits. Ce brut, une fois raffiné et élaboré par les industries chiliennes, argentines ou brésiliennes, est revendu à la Bolivie au prix du marché mondial. Les conditions de secret, de corruption éhontée et la violation des lois du pays qui ont présidé aux accords de vente, dénoncées par les députés de l’opposition, ont abouti à susciter l’indignation du dernier démocrate bien-pensant. De plus, le fait que l’exportation de gaz devait se faire par les ports du littoral Pacifique que le Chili avait conquis sur la Bolivie durant la guerre de 1879 a ajouté à l’indignation le venin du ressentiment patriotique.

Mais tous ces faits, évidemment, n’auraient suscité que les protestations verbales bien élevées des journalistes et des hommes politiques s’ils ne s’étaient produits dans des circonstances favorables, pour d’autres raisons, à l’explosion. Je veux parler de la situation qu’invoquent le plus souvent comme explication de ce qui est arrivé les organes qu’on dit de communication : à savoir la misère supposée accabler la majorité des Boliviens. En vérité, la réputation de “ pays le plus pauvre du continent ” qui est celle de cette république andine doit davantage aux vertus miraculeuses de la statistique grâce auxquelles l’habitant des bidonvilles les plus misérables de Mexico ou de Sao Paulo, participant – de manière purement théorique – à un produit national brut très élevé, jouit d’un revenu per capita en dollars plusieurs fois supérieur à celui des paysans boliviens, qui produisent la plus grande partie de ce qu’ils consomment (biens qui, n’ayant pas le statut de marchandises, ne figurent pas dans les statistiques).

En définitive, la pauvreté matérielle bien connue dont on souffre en Bolivie n’est pas pire que celle de l’Amérique latine en général et, si l’aggravation des conditions de vie durant les dix dernières années a rencontré dans ce pays une résistance populaire beaucoup plus forte et efficace qu’ailleurs, c’est moins du fait d’une misère extrême que de la persistance tenace de traditions d’auto-organisation communautaire qui permettent de résister avec fermeté et dignité à tout nouvel abus du pouvoir, justement par l’habitude séculaire de résistance, même si elle est peu consciente, à cet abus fondamental et perpétuel qui est l’identification de toutes les relations sociales à l’État et au marché.

L’insurrection d’octobre n’a pas été la révolte de masses amorphes d’affamés mais un mouvement très bien organisé à partir des assemblées, des communautés paysannes, des assemblées de quartier et des comités de grève qui ont su coordonner pour leur propre compte les luttes dans tout le pays, entraînant finalement derrière eux les directions syndicales et politiques. “ Aucun leader ni aucun parti politique n’a dirigé ce soulèvement populaire […]. À partir de la base, les travailleurs boliviens ont chassé du pouvoir, à coups de pied, l’assassin de Goni (Gonzalo Sánchez de Lozada). Personne, ni individu ni parti, ne peut s’attribuer l’initiative du conflit ”, a reconnu fin octobre Jaime Solares, le secrétaire de la COB (Centrale ouvrière bolivienne), et bien qu’une telle charge de dirigeant syndical ne donne guère de crédibilité en matière d’autonomie ouvrière, c’était la pure vérité.


Mort et résurrection du mouvement minier : une amère victoire du capital

Le mouvement syndical minier, organisé à partir des années quarante, a été le noyau des milices populaires qui ont combattu au sein de la révolution pour la démocratie et le développement national de 1952, à qui l’on doit le suffrage universel, la réforme agraire,  la nationalisation des mines et autres acquis. Pendant plus de trente ans, les mineurs regroupés dans la COB ont su tenir tête aux gouvernements successifs, civils et militaires, de droite ou de gauche. La déception qu’a fait naître le nationalisme “ révolutionnaire ”, dont les ambitions progressistes ont peu à peu décru, les a rapprochés de la gauche marxiste, principalement trotskiste.

À la fin des années quatre-vingt, le MNR (Mouvement nationaliste révolutionnaire), le parti qui avait pris la tête de la révolution de 1952 et avait été, entre-temps, dépouillé de toute velléité révolutionnaire et même nationaliste, est revenu au pouvoir pour détruire les acquis antérieurs, privatisant les entreprises autrefois nationalisées. C’était sous le premier mandat présidentiel de Gonzalo Sánchez de Lozada. S’agissant des mines, le projet de privatisation se heurte à la résistance massive des travailleurs. Le gouvernement tranche dans le vif et décrète la fermeture des entreprises minières d’État, alléguant le manque de rentabilité dû à la chute des prix de l’étain sur les marchés mondiaux ; quelques mines passent ensuite aux mains de propriétaires privés (les plus lucratives étant destinées au président). Parmi les mineurs dépossédés de leur travail (plus de cinquante mille), beaucoup se sont organisés en coopératives pour sauver quelques restes de métal du démontage des mines. D’autres ont changé de résidence et de métier, devenant, entre autres, agriculteurs. Cela a marqué la fin du mouvement ouvrier le plus vigoureux et le plus combatif qu’avait connu l’Amérique latine. Mais cette victoire du pouvoir a aussi été sa défaite : les mineurs, en se dispersant aux quatre vents, ont emporté les semences de la révolte, répandant partout le maniement de ce qui avait été leurs armes les plus efficaces : l’organisation syndicale et la dynamite.

Les producteurs de coca

Parmi les avatars du syndicalisme minier, le mouvement le plus en vue a été celui des producteurs de coca de la région tropicale du Chapare, menacés par l’éradication des cultures que l’ambassade des États-Unis, en sa qualité de gouvernement de fait du pays, impose sous l’extravagant prétexte de la “ guerre contre la drogue ”. Rappelons, s’il en était besoin, que l’immense majorité de la production bolivienne de coca approvisionne le marché interne, destiné à la douce et on ne peut plus saine habitude ancestrale qui consiste à consommer la feuille de coca sous forme de pijchu, ou chique, ou bien d’infusion. Seule une petite partie sert à l’élaboration du dérivé chimique qui est la cocaïne, industrie aux mains des mafias militaires et de droite que les paysans producteurs de coca n’ont aucun intérêt à défendre. La culture de la coca n’est pas très lucrative, mais un peu moins désastreuse que les cultures “ alternatives ” prévues par les plans d’éradication, destinées de toute évidence à éradiquer non tant le trafic de drogue qu’une branche de l’agriculture traditionnelle qui, dans une économie nationale honteusement exploitée au profit d’intérêts étrangers, subsiste comme un facteur non négligeable d’indépendance économique. Elle assure la survie de plus de 35 000 familles.

L’organisation politique qui regroupe la majorité des activistes producteurs de coca est le Mouvement vers le socialisme (MAS), qui compte parmi ses dirigeants bon nombre d’anciens militants du Parti communiste. Il domine la plus grande partie des communes du Chapare, où il a organisé la résistance paysanne et a construit, en outre, de réelles infrastructures (écoles et routes). Lors de la dernière élection présidentielle, son candidat, le leader Evo Morales, producteur de coca, s’est trouvé en seconde position derrière Sánchez de Lozada, ce qui fait du MAS la deuxième force politique du pays, de mieux en mieux implantée dans les classes moyennes avec des positions politiques de plus en plus modérées.

Les communautés paysannes

Les antécédents les plus proches des événements d’octobre, il faut les chercher à l’autre extrémité du pays, chez les paysans aymarás de la région du lac Titicaca, qui déjà en 2000 et 2001 s’étaient affrontés courageusement à l’armée. Ils ont une organisation syndicale propre, la CSUTCB (Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie), mais la véritable base de leur organisation, ce sont les ayllus, c’est-à-dire les communautés agraires traditionnelles.

Bien que la réforme agraire de 1953, en restituant la terre aux paysans, l’ait rendue dûment morcelée en lots individuels privés afin de faire entrer la population rurale dans l’économie de marché, la tradition communautaire a survécu, malgré tout, dans l’usufruit des terres communales, dans les aynis, qui sont des prestations de soutien mutuel, dans les travaux publics collectifs (écoles, chemins, puits, rigoles d’irrigation, assistance aux malades et aux infirmes) et, surtout, dans la prise de décisions en assemblées publiques qui élisent chaque année leurs “ autorités ” (révocables à tout moment et rigoureusement soumises aux mandats et à la vigilance permanente de l’assemblée), les mallkus ou chefs, et les maires, chargés de diriger les travaux collectifs, de représenter la communauté à l’extérieur et d’administrer la justice selon le droit coutumier des paysans indigènes.

Donc les communautés sont autonomes dans leur politique comme dans leur économie et n’ont besoin de leçons de communisme d’aucun parti et encore moins de leçons de démocratie de la soi-disant civilisation occidentale qui les colonise. Le MIP (Mouvement indigène Pachacuti), dirigé par le secrétaire général de la CSUTCB, Felipe Quispe, surnommé “ El Mallku ”, préconise un “ socialisme communautaire ” basé sur la confédération de ayllus ou communautés agraires. Observons que la défense des traditions précapitalistes n’implique ici aucune hostilité de principe envers les technologies modernes : l’une des revendications les plus connues du mouvement paysan a été la répartition de tracteurs entre les communautés.

Les communautés paysannes, leurs assemblées et les responsables qu’elles élisent ne jouissent, en Bolivie, d’aucune reconnaissance officielle ni d’aucun statut juridique. D’autre part, dans la plupart des communes aymarás, elles coexistent de façon plus ou moins conflictuelle avec les maires et les autres autorités officielles, nommées par le gouvernement. De fait, il en résulte une situation de double pouvoir qui a été, sinon le détonateur immédiat de l’explosion d’octobre, du moins la dynamite qui l’a rendue possible.

La rébellion des membres des communautés : Sorata et Warisata

Les protestations ont commencé lorsque la justice d’État a fait emprisonner certains dirigeants des communautés de la province de Omasuyos (province de La Paz), accusés, sans grands fondements, de la mort violente de deux individus considérés, selon le droit traditionnel aymara, comme des voleurs de bétail. Et si je dis “ sans grands fondements ”, c’est que ni la peine de mort ni la vengeance de sang ne font partie des procédures habituelles de la justice indigène. Il s’agissait donc d’une attaque claire de l’autogestion interne des communautés, lesquelles l’ont immédiatement compris : dans tout le nord de l’Altiplano s’élèvent les protestations, des rassemblements ont lieu ainsi que des grèves de la faim des responsables des communautés.

Trois mille paysans marchent sur La Paz, siège du gouvernement, pour exiger la libération des prisonniers.

Et c’est dans ces circonstances justement qu’éclate le scandale de l’exportation du gaz naturel. Les premières à s’y opposer sont les veuves et les filles des vétérans de la guerre du Chaco de 1932-1935, très irritées d’une telle dilapidation du patrimoine national si durement conquis par leurs morts. Suivent les mobilisations des universitaires et des partis de l’opposition, qui paralysent rapidement la ville de La Paz. Enfin, le mouvement paysan fait sienne la revendication du gaz, en appelant au blocage des routes de l’Altiplano, qui commence à la mi-septembre 2003.

Le 20 septembre, le gouvernement envoie les forces de l’armée et de la police pour délivrer un groupe de touristes isolés par le blocage dans la localité andine de Sorata, à l’est du lac Titicaca. Tout le long du chemin, les gens reçoivent les soldats à coups de pierres, et ce n’est que grâce à l’emploi massif d’armes à feu et à l’intervention d’avions et d’hélicoptères que la troupe parvient à Sorata. Les paysans, armés de fusils et de dynamite, n’abandonnent pas la résistance : à Warisata, un soldat et cinq habitants meurent au cours des échanges de coups de feu entre les insurgés et les forces spéciales de l’armée.

L’insurrection de El Alto et la grève générale d’octobre

Les routes coupées sont de plus en plus nombreuses. Le 28 septembre, la COB, qui, entre-temps, a pu sortir d’une longue crise interne, appelle à la grève générale illimitée et au blocage des voies de communication au niveau national, exigeant la nationalisation du gaz et la démission du président. Le leader du MAS, Evo Morales, s’oppose à la grève et au blocage, invoquant le danger d’un coup d’État militaire de droite. Il ne change d’avis que lorsque le mouvement est en marche, ce qui, de toute façon, n’empêche pas que le gouvernement lui reconnaisse l’honneur immérité d’être l’instigateur de la révolte.

Pendant ce temps, les dirigeants paysans poursuivent leur grève de la faim à El Alto, quartier pauvre qui se trouve au-dessus de La Paz, à la limite de l’Altiplano, à l’endroit même où les insurgés aymarás de Julián Apasa assiégèrent la ville en 1781. Faubourg interminable de maisons basses et de murs de torchis grisâtre cernés de larges chemins de terre qui se perdent à l’horizon du plateau, El Alto, cité aymara, s’érige en capitale de la révolte.

Le 8 octobre, les assemblées de quartier décrètent un chômage civique illimité. À partir du jour suivant éclatent des affrontements armés avec la police et l’armée, laquelle intervient à l’aide de chars et d’hélicoptères. Des milliers d’habitants descendent dans les rues, dressant des barricades avec les mineurs et les paysans accourus de toutes parts. À l’aide de pierres, de cocktails Molotov et de barres à mine, ils parviennent à faire reculer les forces de l’ordre. Au crépuscule du 10 octobre, El Alto est aux mains du peuple en armes.

La position stratégique ne pouvait être plus favorable aux insurgés : El Alto domine l’aéroport, la centrale de distribution des hydrocarbures et la plupart des routes qui relient La Paz au reste du pays. Les paysans des environs viennent parfaire le siège en coupant les autres voies d’accès à la capitale. Un groupe de mineurs essaie de s’emparer de la centrale hydroélectrique de Milluni, au pied de la cordillère.

Les militaires, craignant de manquer de combustible pour leurs véhicules et leurs avions, essaient de reprendre le contrôle de la zone insurgée avec une violence désespérée et toujours plus brutale. Les habitants d’El Alto résistent héroïquement, empêchant le départ d’un convoi de camions-citernes d’essence escorté par la police et l’armée. Les militaires, battant en retraite, se replient dans leurs casernes, tandis que les affrontements entre les manifestants et la police se prolongent toute la nuit. Le lendemain, dimanche 12 octobre, ils parviennent à passer en tirant au fusil et à la mitrailleuse à partir des hélicoptères : vingt-cinq insurgés, traqués sur le pont du Río Seco, meurent sous une pluie de balles. Lorsque le convoi de carburant, protégé par les rafales des mitrailleuses de l’armée, parvient finalement à prendre l’autoroute de La Paz, le nombre de morts s’élève déjà à quarante.

La victoire militaire des forces gouvernementales tourne immédiatement en déroute politique et morale ; les tueries aveugles indignent tout le monde et enflamment encore davantage l’esprit des insurgés. Le lundi 13 octobre, la population de La Paz se joint finalement à la protestation. Les assemblées de quartier appellent à une marche de soutien à El Alto et à un refus des massacres, tandis que les habitants d’El Alto descendent dans la ville aux cris de “ Allons-y, guerre civile ! ”.

Ce même lundi, les affrontements avec la police s’étendent à toute la ville, tandis que protestations, manifestations, grèves et blocages de routes gagnent tout le pays, Cochabamba, Santa Cruz, Potosi, Sucre… Les États-Unis, l’OEA (Organisation des États américains), l’armée et les organisations patronales manifestent leur soutien au président constitutionnel, Sánchez de Lozada, qui dénonce la “ violence ” des opposants et le complot subversif ourdi par des terroristes et des narcotrafiquants pour détruire la démocratie bolivienne. Mais bien peu, même dans les classes moyennes, sont ceux qui prennent au sérieux les discours, de plus en plus délirants, du président. Journalistes, intellectuels et artistes aussi demandent sa démission. Le vice-président lui-même, l’historien Carlos Mesa, critique la répression militaire et prend publiquement ses distances avec Sánchez de Lozada, mais il ne renonce toutefois pas à sa charge, apparaissant ainsi comme une possible alternative au moment de la sortie de crise qui s’imposera bientôt.

À La Paz, la grève est presque totale : aux transports, de toute façon paralysés par le manque de combustible, s’ajoutent les écoles, les boucheries, les boulangeries, les marchés… De partout les grévistes reçoivent des renforts : des milliers de paysans des provinces du Nord, des producteurs de coca des Yungas, des mineurs armés de Oruro et Potosi.

Le gouvernement, se voyant acculé, fait saisir quelques journaux d’opposition et, toujours égal à lui-même dans la maladresse, menace de poursuites ceux qui demandent la démission du président (c’est-à-dire la majorité du pays), tout en proposant de soumettre à référendum la loi des hydrocarbures et en se déclarant prêt à négocier. Le pays entier se dresse contre lui : les protestations gagnent les recoins les plus reculés du territoire, depuis les plaines du Chaco, à la frontière du Paraguay, jusqu’aux impénétrables forêts tropicales du Beni, aux confins de l’Amazonie.

Le cercle se resserre autour de La Paz. Pas de transports, les commerces sont fermés. Les vivres commencent à manquer. Dans les rues vidées de la circulation habituelle se succèdent les meetings, les assemblées, les manifestations et les affrontements sporadiques avec la police, dans un calme tendu jusqu’à l’insupportable. Durant la nuit du dimanche 19 octobre, se répand enfin la nouvelle de la fuite du président à bord d’un hélicoptère militaire vers Santa Cruz, d’où il gagnera Miami en avion. C’est de là qu’il présente, le lendemain, sa démission formelle. Le vice-président Carlos Mesa assume le pouvoir et demande une trêve de quatre-vingt-dix jours afin de commencer à mettre de l’ordre dans les affaires du pays. Les organisations de l’opposition lui concèdent cette faveur. Le calme est rétabli, du moins pour le moment.

Les quatre-vingt-dix jours de Mesa : résumé d’une tromperie annoncée

La fin de la trêve arrive avec le résultat prévisible, c’est-à-dire rien. Le nouveau président se montre en tout le digne successeur du fugitif Sánchez de Lozada, en pratiquant la même politique, bien que légèrement retouchée (l’exportation du gaz par l’Argentine au lieu du Chili). Les mouvements sociaux commencent à préparer de nouvelles mobilisations. Le 8 avril 2004, la COB et le mouvement paysan de l’Altiplano appellent à la grève générale illimitée et au blocage des routes à partir du 2 mai, en exigeant la nationalisation du gaz et du pétrole, la suspension de la loi des hydrocarbures et de la loi sur les retraites et, en général, la fin de la politique néolibérale.

Pendant ce temps, le MAS, ancien parti des paysans cultivateurs de coca, sous la domination sans cesse plus grande des députés de la classe moyenne, se rallie à l’idée d’un “ socialisme ” respectueux de la propriété privée et de l’ordre institutionnel. Ses dirigeants s’opposent ouvertement aux grèves et mobilisations, les boycottent et s’efforcent d’empêcher la participation des bases des syndicats et des mouvements sociaux qu’ils contrôlent. Ils invoquent à nouveau le danger d’un coup d’État imminent, en arrivant même à traiter les dirigeants de la COB de “ paramilitaires ” et complices du fascisme. Nul doute que Morales parie sur son succès aux prochaines élections présidentielles, prévues pour 2007. Sa nouvelle image de leader responsable et mesuré lui vaut déjà les applaudissements de la presse ; on peut craindre que cela même ne lui fasse perdre le soutien des bases paysannes et ouvrières dont il pense gagner les votes.

Au moment où j’écris, à la mi-mai, se multiplient à nouveau les blocages de routes, les grèves et les marches d’enseignants, de cantonniers et du personnel sanitaire menacés par la privatisation des services publics, qui s’ajoutent aux mobilisations de paysans et de mineurs. De toutes parts des délégations affluent vers Patacamaya, d’où doit partir, le 13, la marche vers La Paz “ pour la récupération des hydrocarbures, de la dignité et de la souveraineté ”, une consigne que commencent à mettre en pratique les paysans de la province orientale de Santa Cruz en se préparant à occuper les puits de pétrole.

La nationalisation du gaz et du pétrole est devenue, selon un journaliste bolivien, “ la consigne qui fait bouger et unit les pauvres de Bolivie ”. Nos pouvons nous demander, si, malgré tout, cette consigne ne sera pas une arme à double tranchant : tout en unifiant les divers mouvements sociaux autour d’un objectif commun et en amplifiant leur force, elle les expose à l’influence des fractions les plus dynamiques de la bourgeoisie nationale (les aspirants à la gestion future des industries nationalisées), et même de la droite la plus fascisante, en détournant l’attention, d’autre part, de ce qui était initialement le contenu de la lutte, à savoir la confrontation entre les communautés paysannes et l’État. Autrement dit, entre les assemblées libres et souveraines des ayllus et le despotisme politico-militaire qui se cache sous les élections dites démocratiques. Entre les coutumes ancestrales de vie en commun et l’économie dominante de rivalité, de destruction et de gâchis : entre deux façons, radicalement incompatibles, de comprendre la vie et la société humaine.

Il y a quelques semaines, de l’autre côté de la frontière, les paysans aymarás de la localité péruvienne de Llave (Puno) se sont soulevés contre l’État et ont tué le maire imposé par le gouvernement “ car il était méchant et corrompu ”. L’action, amplement applaudie par les paysans de part et d’autre de la frontière néo-coloniale qui les sépare, apparaît peut-être au moment opportun pour rappeler quelle est l’origine de cette guerre et quels étaient ses objectifs.

Les paysans et les travailleurs de Bolivie ont donné un exemple aux peuples du monde en s’élevant contre les conséquences d’un ordre économique, politique et social qui est la négation permanente de la vie. Il est temps maintenant que tous comprennent ce qu’ont si bien compris les membres des communautés insurgées de l’Altiplano : que c’est dans l’expérience des assemblées de commune et de quartier, dans leurs coutumes ancestrales de soutien mutuel et d’usufruit respectueux de la terre, gardant le souvenir ancien et toujours vivant de ce qu’était un monde sans argent ni propriété (et donc d’un bien-être à la portée de tous que, de nos jours, les politiques du développement n’osent même plus promettre), que leurs mains tiennent le fil qui leur permettra de sortir du labyrinthe sanglant du désordre régnant.

Kaypachapi, mai 2004

Article paru en espagnol dans le numéro 37 de la revue Etcetera (Apartado 1363, 08080 Barcelona).
Traduit par Françoise Avila

Le texte qui suit est un complément rédigé par les auteurs en décembre 2004, prenant en compte les événements des derniers mois.

Aux occupations de terres qui se sont multipliées depuis octobre se sont ajoutées, avec la grève générale de mai 2004, celles des mines confiées à des multinationales. Les mineurs de Caracoles (Oruro), à l’instar de ceux de Huanuni deux ans plus tôt, imposent dynamite à la main la nationalisation de l’entreprise ; le secrétariat élargi de la COB appelle tous les travailleurs à “s’emparer des mines, des entreprises, des moyens de communication et des puits de pétrole pour les administrer collectivement” et à lutter jusqu’à la “défaite définitive du régime néolibéral et capitaliste”.

En juin, les membres de la communauté d’Ayo Ayo, ville aymara de l’Altiplano, ont séquestré et exécuté le maire “pour corruption et vol”, puis accueilli la police à coups de pierres et menacé de faire sauter les pylônes de haute tension de la zone en cas de représailles ; plusieurs communautés de La Paz et de Potosí ont menacé publiquement de suivre leur exemple. À la même date, les autorités judiciaires ont laissé en liberté sans l’inculper un ancien ministre auteur d’un détournement vingt fois plus important – coïncidence qui a amené jusque des journalistes et des intellectuels bien-pensants à établir des comparaisons entre la justice d’État et la justice communautaire, pas toujours favorables à la première.

Au même moment, la grève des enseignants s’achève sur un succès partiel, tandis que les blocages de routes et les manifestations paysannes se poursuivent. Mais peu à peu le gouvernement parvient à récupérer jusqu’à un certain point l’initiative et à détourner l’attention vers la scène politique officielle. Le président Mesa annoncer l’organisation pour le 18 juillet d’un référendum sur la question des hydrocarbures (où il n’est pas question de nationalisation), tout en assurant que, quel que soit le résultat, les contrats en vigueur avec les compagnies pétrolières seront respectés. Les syndicats et les mouvements populaires, à l’exception prévisible du MAS, appellent à boycotter la consultation et obtiennent un succès encourageant (la somme des abstentions – 48 % –, des votes nuls ou blancs et des “non” à l’exportation de gaz représente les quatre cinquièmes de la population en âge de voter), qui évidemment ne modifie en rien la politique gouvernementale.

 Fin septembre, l’armée réprime brutalement les producteurs de coca du Chapare qui tentent d’empêcher la destruction de leurs cultures, tuant un paysan et en blessant vingt autres. Les manifestations redoublent de vigueur. Le 4 octobre, les dirigeants cocaleros et le gouvernement s’accordent sur un compromis : l’ensemencement est provisoirement autorisé sur 3.200 hectares, en échange de quoi les agriculteurs acceptent d’éradiquer les plantations qui dépassent ce quota. L’ambassade des États-Unis donne son accord, considérant que “l’éradication se poursuivra puisque les paysans en ont explicitement accepté le principe”, tandis qu’Evo Morales – ignominieusement expulsé de la COB comme “traître à la patrie” – et les autres dirigeants cocaleros entendent faire passer le pacte auprès de leurs partisans comme un premier pas vers la légalisation. Quoi qu’il en soit, on a pour l’instant réussi à faire taire les manifestations contre l’éradication des cultures.

Quelques jours plus tard s’ouvre le débat parlementaire sur la loi sur les hydrocarbures. Dans les rues de La Paz, des dizaines de milliers de manifestants – mineurs, paysans, cocaleros, enseignants, ouvriers et étudiants – protestent contre le projet de loi gouvernemental et exigent l’inculpation de Sánchez de Lozada. Les hommes politiques, craignant une nouvelle poussée insurrectionnelle, se dépêchent de faire des concessions : la mise en examen de l’ex-président est autorisée et d’importantes subventions sont accordées aux coopératives minières. Le 21 octobre, le Congrès, sans même prendre le risque de soumettre au débat la loi proposée par le gouvernement, approuve à une vaste majorité, en première lecture, un projet de loi alternatif présenté par le PAS, qui augmente considérablement les taxes imposées aux multinationales pétrolières (le plafond passe de 32 à 50 %), mais qui renonce à la nationalisation (que la COB et les mouvements populaires continuent à revendiquer).

Le débat parlementaire sur le texte définitif est renvoyé à novembre, ce qui permet dans un premier temps de désamorcer le mouvement de contestation et de laisser le conflit en suspens. Les manifestants se retirent. C’est alors que les attaques arrivent de l’autre bord : la timide solution de compromis acceptée par les députés est traitée par les compagnies pétrolières et les secteurs les plus corrompus de la bourgeoisie nationale comme un outrage impardonnable. Les patrons des départements producteurs de gaz, Santa Cruz et Tarija, menacent de décréter la région autonome si le projet n’est pas retiré, réussissant même à imposer à leurs populations une grève générale de vingt-quatre heures en défense de l’industrie pétrolière et de “l’autonomie régionale”. Les gouvernements nord-américain, espagnol et brésilien, ainsi que la Banque mondiale et le FMI, menacent de retirer toute aide financière à l’Etat bolivien en cas d’adoption de la loi. Accablés, les députés décident finalement, début décembre, de repousser à nouveau le débat en janvier.

 Ainsi les partis politiques ont-ils, au bout du compte, repris l’initiative, bien qu’en se couvrant de ridicule. Leurs maîtres leur laissent actuellement entendre qu’ils sauraient fort bien gouverner sans eux : aux élections municipales de décembre, ils ont été largement mis en échec par les nouveaux regroupements “civiques” patronaux et populistes. Désormais, la menace la plus immédiate pour l’État semble être non pas sa destruction révolutionnaire, mais sa désintégraton en un “fédéralisme” de mafias locales à la solde des compagnies étrangères. Si quelque chose de mieux ne vient pas rapidement de leur côté, les mouvements populaires et indigènes pourraient facilement se voir poussés à prendre la défense de l’État, comme moindre mal face à la dictature sans masque du patronat multinational.

À suivre, donc...

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009->