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Cynix
et Citoyennix face aux hordes libérales

Débat de stratégie sur la réforme de la Sécu

Nicole Thé

La réforme de la Sécurité sociale est passée. Cynix et Citoyennix se concertent. Pourquoi si peu de résistance ? Est-ce une défaite fondamentale ? Et quel est l’objectif du camp d’en face ? Citoyennix est convaincu que c’est un épisode d’une grande offensive libérale contre la protection sociale et qu’il faut rassembler toutes les forces pour la contrer. Cynix pense que ces forces ne sont pas fiables, qu’elles ont trop longtemps refusé de mener bataille, et qu’il faut s’appuyer sur les résistances qui naissent spontanément sur le terrain. D’autant que la cohérence et l’unité des adversaires ne sont pas sans failles.



Citoyennix : J’en suis malade, Cynix, de leur réforme, malade. Je me demande vraiment jusqu’où ils sont encore capables d’aller. Je m’attends au pire, désormais.

Cynix : Pourquoi ça ? On leur fait pas faire tous les jours des profits rondelets sans broncher ? Qu’est-ce qu’ils peuvent vouloir encore, d’après toi ?

Citoyennix : Mais c’est la loi du “ toujours plus ”, t’as pas encore pigé ? La soif du capital financier est sans limites. La part des salaires dans le PIB a déjà reculé de 10 % en vingt ans, mais ça leur a pas suffi ! Il a fallu qu’ils s’en prennent aussi au salaire indirect, en s’attaquant à la Sécu. Et ce n’est qu’un début, fais-leur confiance...

Cynix : Mais pourquoi n’y a-t-il pas eu de résistance, Citoyennix, si c’est si grave ? Les syndicats, pourquoi ont-ils laissé passer ça sans réagir ?

Citoyennix : Ils se sont laissé prendre au piège, tu sais bien. La nouvelle méthode, c’est : on les consulte, on leur cède un petit quelque chose pour faire croire qu’on les écoute, on joue habilement sur les divisions... et puis hop ! c’est balancé, voté, emballé.

Cynix : Ah ouais ? Ils se sont tous fait rouler dans la farine comme des bleus ? Moi, tu vois, j’imaginais bêtement qu’ils s’étaient fait un raisonnement simple : la gestion de la Sécu, il faut surtout pas la perdre, soit qu’on la détienne (la CFDT), soit qu’on aspire à la reprendre (FO). Et mieux vaut composer pour la garder que risquer, en jouant les opposants accrochés aux principes, de se la faire enlever. Car comme pompe à finances pour bureaucraties syndicales, y a vraiment pas mieux sur le marché, tu reconnaîtras[1]... Et puis les autres, j’imaginais qu’ils ne voulaient pas y aller tout seuls, au charbon. La CGT, tu sais, elle a un problème en ce moment, elle “ négocie son tournant ”, alors difficile d’aller au-delà d’une petite journée d’action pendant les négociations... Quant aux SUD, ils continuent à attendre que les autres se décident... Mais dis-moi plutôt, citoyen : les partis de gauche, ils pouvaient l’ouvrir, eux, faire quelque chose de sérieux pour sauver cette formidable conquête ouvrière.

Citoyennix : Bah... Pendant vingt ans ils ont prêté l’oreille aux geignements patronaux sur les charges trop lourdes, sur l’impitoyable compétition internationale... alors maintenant, ils savent plus comment réagir, ils sont tétanisés. Voilà où on en est !

Cynix : Ah oui ? Mais dis donc, la gauche, c’est pas elle par hasard qui a commencé à nous la réformer, la protection sociale ? C’est pas elle qui a ouvert la boîte de Pandore en 1984 en réformant l’indemnisation du chômage[2] ? Puis qui, ensuite, a dû inventer les indispensables dispositifs de colmatage : RMI en 1989, CMU en 1999... Et qui, plus tard, a découvert les dispositifs qui colmatent tout en aidant les patrons à faire baisser les salaires : PARE et “ prime à l’emploi ” en 2001, RMA aujourd’hui – des dispositifs qui, tu remarqueras, sont tous financés par l’impôt, puisqu’il faut soulager les patrons de leurs charges... Et la fiscalisation des cotisations, c’est pas aussi Rocard qui nous a inventé ça, avec sa CSG ? Même qu’après ils lui ont tous emboîté le pas, et que maintenant le Medef réclame qu’elle supplante entièrement les cotisations ! Pour des gens qui se font rouler par les patrons, ils en ont eu de l’imagination !

Citoyennix : Mélange pas tout, Cynix ! Quand les patrons compriment les effectifs pour réduire la part des recettes à céder en salaires, qu’ils font monter le chômage, ils réduisent en même temps ce qu’ils versent en cotisations pour la protection sociale. Faut donc bien trouver une solution pour compenser ça. Alors, en fiscalisant en partie le financement de la Sécu, on oblige au moins ceux qui vivent de leurs rentes à verser leur part, c’est plutôt une bonne chose.

Cynix : Ah bon ? Je croyais que la CSG pesait à 88 % sur les salaires...

Citoyennix : C’est vrai, et c’est pour ça que je dis qu’il faut réformer le système fiscal, pas la Sécu. Et qu’il faut aussi moduler les charges patronales en fonction de la valeur ajoutée, pour faire payer plus cher les entreprises qui emploient le moins. D’ailleurs, ce serait bien plus efficace, comme incitation à l’embauche, que leurs exonérations de charges patronales qui n’ont jamais créé d’emplois, tout le monde le sait bien, désormais.

Cynix : Soutenir les patrons qui font trimer le plus de monde contre ceux qui font tourner surtout les machines... bououh ! ça sonne bizarre à mes oreilles, ce raisonnement. Tout le monde au boulot, hein ! Et puis attends, on ne nous avait pas appris autrefois – tu sais, à l’époque lointaine où il y en avait qui nous formaient pour devenir militants – qu’il existe en système capitaliste quelque chose qui s’appelle “ péréquation du profit ”, un mécanisme de formation des prix qui efface la différence dans la structure des coûts de production, qu’il s’agisse de main-d’œuvre, de machines ou d’autre chose[3] ?... Alors, patrons embaucheurs-débaucheurs contre patrons profiteurs, je ne vois pas trop, j’avoue. Et puis, surtout, dans ton schéma alternatif de financement, que vous avez mis au point après force débats, j’imagine, y a quand même un petit problème : dis-moi un peu comment tu vas obtenir que les gouvernements appliquent ta recette. Comment tu vas t’y prendre pour les convaincre de faire le contraire de ce qu’ils font depuis vingt ans ? Tu sais : exonérations de charges patronales, subventions à l’embauche, zones franches et compagnie...

Citoyennix : Je veux pas les convaincre, eux. C’est les citoyens qu’il faut convaincre. Convaincre de porter au pouvoir les hommes qui défendent leurs intérêts.

Cynix : Porter au pouvoir ? Sois clair, Citoyennix, tu m’inquiètes : faut voter pour les bons, tu veux dire. Pour ceux qui veulent “ taxer les profits financiers ”, par exemple (puisqu’ils ont fini, au moins certains d’entre eux, par se résoudre à porter la bonne parole aux Parlements). Ou même pour ceux qui, même s’ils se détestent, savent au moins se mettre d’accord sur des choses fondamentales et claires comme “ faut faire payer les riches ”, “ faut interdire les licenciements ”... Enfin... il aurait fallu, voter pour eux... Parce que (pardon d’enfoncer le couteau dans la plaie) les deux dernières élections, ç’a pas été franchement concluant... Décidément, il est obtus, le peuple, hein ? Pas moyen de lui faire comprendre son intérêt ! Mais ne désespère pas, Citoyennix, les mécontents de gauche ont voté à gauche pour sanctionner un gouvernement de droite, ils revoteront à l’extrême gauche quand il faudra sanctionner un gouvernement de gauche. Alors, patience, votre tour reviendra. Attendez juste que la gauche revienne au gouvernement et continue à faire ce qu’elle sait si bien faire, et les 10 % de voix seront de retour... Quelques années de plus et beaucoup de dégâts supplémentaires, et votre chance revient à coup sûr !

Citoyennix : C’est ça, fais le cynique, Cynix, mais ça te mène où ? Ça te mène où de faire fi des élections? Est-ce que les salariés se sont mobilisés d’eux-mêmes pour défendre leur Sécu ? Elle est où, ta vaste mobilisation à la base capable de contrer les visées du gouvernement ? Décembre 1995, ah ça oui... parlons-en ! “ La Sécu, on s’est battu pour la gagner, on se battra pour la sauver ! ” : mais c’est bien sûr ! Et “ tous ensemble, tous ensemble ”, encore...

Cynix : Dis donc, Citoyennix, tu serais pas en train de jouer le rôle du cynique à ma place, tout d’un coup ?

Citoyennix : Mais réveille-toi donc ! 1995, ça fait neuf ans de ça ! T’as pas vu tout ce qui s’est passé depuis ? Tous les coups bas qu’ils nous ont mis ? Restructurations, privatisations... tout est passé. En douce, mais c’est passé. Et puis l’année dernière, sur les retraites, ils nous ont mis une sacrée raclée, quand même, faut le reconnaître ! Un peu de lucidité, bon Dieu ! Tu crois qu’on se remet comme ça d’une pareille défaite ?

Cynix : Défaite, défaite... Pour ceux qui sont allés à la bataille, oui... Pour les profs, pour les fonctionnaires, oui, c’est sûr. D’autant que le gouvernement s’est chargé cette fois de leur faire comprendre qu’une  grève, ça se paie, et cher... Et sur plusieurs mois, encore ! Qu’ils la sentent vraiment passer, qu’ils se rentrent bien ça dans le crâne, qu’on fout pas la zizanie impunément !... Mais que veux-tu, Citoyennix, ils étaient en retard d’une guerre... Les salariés du privé, eux, ça fait belle lurette qu’ils savent qu’en face ça rigole pas ; qu’une grève, ça fait pas plaisir au patron et que le patron il a les moyens de te faire très, très mal... Ça fait belle lurette qu’ils se disent que oui, il faudrait vraiment leur en mettre une, à tous ces salauds, mais tous ensemble, vraiment, et pas seulement en défilant gaiement entre potes, derrière les jolies banderoles et les gros ballons des syndicats, écrasés par leurs sonos qui nous crachent de si belles chansons du mouvement ouvrier qu’il était si beau... Qu’il faut leur faire mal, vraiment, pour se donner une chance de gagner. Sinon, c’est pas la peine d’y aller, c’est pas la peine de prendre une dérouillée inutilement. Ils t’en font déjà assez baver comme ça au quotidien, en te faisant trimer de plus en plus vite, en te sucrant les pauses sous prétexte de réduction du temps de travail, en te maintenant sous contrat précaire le plus longtemps possible... Et je ne parle même pas des multiples menaces de licenciement, parce que là, tout le monde sait qu’il n’y a plus qu’une chose à faire : les harceler pour qu’ils crachent le maximum de fric avant de nous jeter. Tu vois, Citoyennix, toutes ces joyeusetés, le secteur public, il commence seulement à les découvrir. Enfin... les fonctionnaires en tout cas, parce que les précaires du public, ça fait déjà un bon moment qu’ils rament tout seuls – et d’ailleurs pourquoi les soutenir, hein ?, puisqu’en revendiquant des droits comme précaires, ils remettent en cause le statut de fonctionnaires !

Citoyennix : Ben oui, malheureusement...

Cynix : Oui ? Eh ben moi j’vais te dire : les privatisations en cours, là, celles qui se mettent en place en douce à la Poste, dans les chemins de fer et même maintenant à EDF, notre fleuron nucléaire national... et même tout ce qui n’est pas des privatisations mais qui en a le goût, tu sais, les délocalisations et maintenant les décentralisations, celle de l’Éducation nationale notamment (qu’ils sont en train de nous fourguer, après avoir emmené tout le monde dans leur grand “ débat ” national où tout était déjà ficelé)... tout ça, tu vois, moi, je me dis que ça va être très dur à avaler, que les fonctionnaires vont en baver, mais qu’au moins, au bout du compte, on finira peut-être par parler tous le même langage... Que “ tous ensemble ”, ça pourra commencer à signifier autre chose que : toute la fonction publique ensemble dans une longue récréation, pendant que ceux du privé continuent sagement à aller au boulot, tout contents que la récréation les change de leur morne quotidien de salariés atomisés... Que pour tout le monde ça voudra dire alors : frappons ensemble là où ça leur fait mal, bloquons la production par tous les moyens. En arrêtant les machines, bien sûr, mais aussi en cessant de vendre leurs marchandises, en arrêtant de faire circuler les trains et de faire la garderie pour permettre aux salariés d’aller trimer tranquillement... Et que se battre, alors, ça voudra plus dire faire des kilomètres de macadam et rentrer chez soi fatigués mais contents, mais se réunir, réfléchir ensemble et se coordonner, bref, s’organiser, et pas seulement entre militants. Pour trouver les moyens – et tout de suite, pas dans vingt ans, pas aux prochaines échéances électorales ! – de se débarrasser d’eux, de se débarrasser de leur monde de profits, de cadences, de concurrence. Pour inventer enfin autre chose, bon Dieu ! Pour inventer un autre monde. Car bien sûr qu’un autre monde est possible ! Mais ce n’est pas en se réunissant à dates fixes, dans des forums déjà huilés, pour entendre des experts en horreurs néolibérales nous expliquer toutes les ficelles par lesquelles les tenants de ce monde pourri nous tiennent en laisse qu’on va trouver le chemin pour y aller...  sûrement pas ! Ça ressemble même au meilleur moyen de se convaincre que, tout compte fait, il vaut mieux rester chez soi regarder gentiment la télé. Un autre monde est... désirable ? Certes ! qui en doute encore ? Mais nous voilà bien avancés !

Citoyennix : Tu t’emportes, Cynix, mais en attendant ce grand soir qui se refuse à venir, personne ne bouge, et notre Sécurité sociale, ils sont en train de nous la dépecer et de la livrer au privé.

Cynix : Allons, allons, du calme, Citoyennix... Tu crois peut-être que nos patrons ne savent pas lire ? Qu’il y a que les citoyens éclairés comme toi pour savoir que le système d’assurance maladie privatisée des Américains, c’est ce qu’il y a de plus cher et de plus inefficace[4] ? Tu crois qu’ils préfèrent attendre que les salariés se mettent en grève pour réclamer une couverture maladie d’entreprise qui va leur coûter bien plus cher, comme ça se passe depuis longtemps là-bas ? T’as pas entendu tous ces patrons américains encourager Kerry à proposer une sécurité sociale publique ? Parce qu’enfin, il faut bien les maintenir valides, les salariés, si on veut les faire trimer, y a pas le choix...

Citoyennix : Et notre système de santé, ils n’ont pas l’intention de le privatiser non plus peut-être ?...

Cynix : Notre système de santé ? Mais de quoi tu causes, Citoyennix ? Depuis quand la santé est un système ? Dis donc, ta santé, c’est pas d’abord de toi que ça dépend ? Ça ne dépend pas de ce que tu fais de ton corps, si tu l’écoutes ou si tu le malmènes, si tu le nourris ou si tu le goinfres, si tu le mets en mouvement ou si tu le scotches devant une télé ou un ordinateur toute la journée ?

Citoyennix : Réponse de bienheureux, Cynix ! D’ailleurs, tu sais très bien de quoi je veux parler : de notre système de soins, si tu préfères. Car la santé, malheureusement, ça ne dépend pas que de soi. Les 8 000 morts par an sur les routes, ça te dit quelque chose ? Et le nombre de cancers qui ne cesse de grandir, jamais entendu causer ? Et les troubles musculo-squelettiques des ouvriers, les maladies cardio-vasculaires des cadres, les multiples expressions du stress, tout ce malheur grandissant qui ne dit pas son nom, tu mets ça où dans ton raisonnement ?

Cynix : Ah ! je vois, tu veux parler des dégâts de l’exploitation ! Quand apprendras-tu à appeler un chat “ un chat ”, Citoyennix, à la fin ? Car, les “ problèmes de santé au travail ”, comme ils disent, c’est pas de ça qu’il s’agit, peut-être ? Ou tu veux un dessin ? Bien sûr, “ intensification ” du travail, “ mobilisation maximale des capacités humaines ”, ça fait plus propre, mais bon, sur  le dos du salarié, ça a en gros le même effet... Et, en y réfléchissant juste un peu, les morts sur la route, ça n’aurait pas un certain rapport, un rapport certain, même, avec les profits, donc avec la chose qu’on ne sait plus nommer ? Les profits des constructeurs automobiles, par exemple, ou ceux des entreprises de travaux publics (comme Bouygues, tu sais, celle qui possède aussi des chaînes de télé, on se demande bien pourquoi)... Et puis, quoi, les 150 000 cancers par an qu’on enregistre chez nous, il y a pas des voix dans le monde de la science pour commencer à dire que ça a un lien clair, statistiquement prouvé avec la pollution[5] ? Et la pollution, ça n’a pas un rapport avec les profits, non plus ? La pollution atmosphérique par l’automobile, encore elle... Ou leurs sales cochonneries comme l’amiante, qui dans quelques années va faire plus de morts que les accidents de la route – et dont l’effet cancérigène était connu vingt ans avant qu’on l’interdise !

Citoyennix : Justement... Et sous prétexte que c’est l’exploitation qui en est responsable, tu voudrais laisser crever tous les prolos qu’on a empoisonnés au boulot, si je comprends bien. Puisque le système de soins, y a pas lieu de s’y intéresser...

Cynix : Comme tu y vas, Citoyennix ! Cynique peut-être, mais insensible au sort de mes semblables, non ! Simplement je ne me raconte pas d’histoires, moi, je ne joue pas au candidat conseiller du Prince, je ne me mets pas à construire des “ alternatives ” à tout bout de champ (et avec d’autant plus d’ardeur que le problème me dépasse)[6],... histoire de me rassurer, de me convaincre que ce système est encore réformable... Je me contente de regarder les choses en face, c’est tout, même si elles ne me font pas rire ! S’ils sont en train de transformer tout ce qui fait la vie en marchandise valorisable, tu crois que ça sert à quelque chose de crier : “ La santé n’est pas une marchandise ! ” ? La santé est une marchandise, Citoyennix, et de plus en plus, il serait temps que tu t’en rendes compte ! La logique marchande s’installe au cœur de la médecine. Je ne parle pas de l’innocent rapport marchand d’autrefois, où le médecin venait chez toi t’examiner cinq minutes, encaissait sa consult’ puis passait le quart d’heure qui lui restait à discuter le bout de gras (ce qui faisait sans doute aussi du bien au malade, sauf que c’était gratuit). Y a quelle proportion de médecins qui prennent encore le temps de te parler aujourd’hui ? Qui ne t’envoient pas dans la minute qui suit faire un examen et passer chez le pharmacien acheter cinq boîtes de médicaments – de ceux, bien sûr, que lui ont conseillés dix visiteurs médicaux délégués par le même laboratoire pharmaceutique (parce qu’il faut bien qu’il se tienne au courant des progrès, hein ? le pauvre médecin esseulé)...

Citoyennix : Parce que c’est pas un progrès peut-être, les médicaments d’aujourd’hui, permis par les avancées de la science ?

Cynix : C’est pas à moi d’en décider, citoyen. Moi, je te parle de marchandisation de la santé. De la façon dont ils sont en train de transformer nos maladies en source de profit. Et pas seulement nos maladies, d’ailleurs... nos corps, tout simplement ! De la naissance à la mort, on est entre les mains des médecins, désormais : procréation assistée, grossesse médicalisée, pilules de mise en forme, cures de rajeunissement, chirurgie esthétique, vieillesse sous haute surveillance médicale... Car il ne suffit plus de répondre à la demande, il faut la susciter[7], en toute bonne logique capitaliste. Et à l’hôpital aussi, l’hôpital héritier de la charité, où jamais dans l’histoire il n’avait été question de rapports marchands avec le malade, puisqu’ils étaient nés pour parquer les pauvres et les indigents.. tu crois qu’il s’y passe quoi, là dedans ?

Citoyennix : Il s’y passe qu’ils réorganisent à tout va, pour pouvoir tout comptabiliser : avec la facturation à l’acte, c’est chaque geste de médecin, d’infirmière ou d’aide soignant qui doit entrer dans le grand cerveau comptable de l’ordinateur. Et quand on peut comptabiliser, on peut mettre en concurrence : les “ pôles d’activité ” qu’ils cherchent à mettre au point à travers leurs restructurations, et à coups de notations de l’Agence nationale d’accréditation, c’est pas autre chose. La grande, la puissante, l’inéluctable logique du marché doit commander ! Et dans ce but, tout doit être contrôlable, comptabilisable. Jusqu’aux maladies mentales... car elles aussi, ils prétendent les faire entrer dans leurs catégories comptables[8].

Cynix : Que nos maladies, nos précieuses maladies, entrent dans le grand circuit de la valorisation marchande, oui ! Et partout ! Pas seulement dans la gestion, dans les têtes aussi ! Dans toutes les têtes ! Car pourquoi, à ton avis, a-t-on organisé la pénurie de médecins à l’hôpital au point qu’il faut faire appel à des étrangers pour la pallier ? Pour soulager le budget de la Sécu en les payant deux fois moins ? Allons donc ! quand l’État paiera ses dettes et obligera les patrons à payer les leurs[9], on pourra commencer à y croire, à l’histoire du “ trou ” sans fond... Et pourquoi, à ton avis, est-ce qu’on précarise le statut des infirmières alors même qu’elles deviennent une denrée rare sur le marché du travail ? Pourquoi, sous prétexte de rationalisation, et jusque dans des services à haute technologie, on détruit des collectifs de travail devenus au fil des ans extrêmement compétents ? Parce qu’ils sont devenus fous ? C’est pas exclu, tu me diras, mais il n’empêche, tout ça, c’est le moyen de casser les résistances, de fragiliser tout ce personnel qui prétend travailler au service des malades, de le mettre dans des conditions de service minimum permanent, de telle sorte qu’il ne puisse plus prendre le temps de se concerter et de s’organiser. Et qu’il cesse de considérer que les rapports humains avec le malade, c’est important. Soigner ne doit plus jamais être un acte gratuit, rentrez-vous bien ça dans le crâne !

Citoyennix : Tu m’as l’air d’oublier une chose de taille, Cynix, et ça m’étonne de ta part. Cette vaste restructuration des hôpitaux, ça n’est pas de la privatisation rampante, des fois ?

Cynix : Les financiers, les spéculateurs, les rentiers qui cherchent tous les moyens de nous voler nos richesses... encore eux ! Mais tu crois vraiment qu’ils ont besoin de privatiser pour ça ? Suffit de tout modeler sur le modèle du marché, maintenant que tout le monde est bien convaincu que c’est le seul et le meilleur modèle que l’humanité puisse espérer... Les mutuelles, ça fait pas un bon moment qu’elles ont commencé à mettre en cause leurs principes de traitement indifférencié pour appâter le client ? Bien avant, même, que Jospin leur impose la mise en concurrence voulue par l’Europe, en 2001[10]. Et cela, soit dit en passant, sans que les syndicalistes qui ont hérité de leur gestion en tombent malades, apparemment... Et dans l’hôpital public, crois-moi, il y a mille moyens d’organiser les choses de telle sorte que la logique du profit y pénètre, et c’est en bonne voie ! Que les profits se fassent chez les constructeurs d’appareils médicaux et tous ceux qui vendent ou vendront bientôt leurs services en sous-traitance aux hôpitaux (au nom de la “ rationalisation ”, bien sûr !) – Sodexho et ses odieux plateaux repas, les ambulanciers privés, les boîtes de nettoyage, les agences d’intérim, j’en passe et des meilleurs – ou qu’ils aillent directement dans la poche des propriétaires de cliniques, ça reste du profit et de la circulation monétaire, non ? Et ça finira par un biais ou un autre par alimenter le cher capital financier...

Citoyennix : Sauf qu’au total ça fout une joyeuse pagaille. Sauf qu’ils sont en train de bousiller un système hospitalier reconnu pour sa qualité et de transformer en désert médical une grande partie du territoire.

Cynix : Et alors, quel est le problème ? S’il faut faire faire des dizaines voire des centaines de kilomètres à un malade en ambulance pour l’amener à l’hôpital, c’est autant de pris ! Circulation, transport, réanimation d’urgence... tout ça, c’est pas du profit au bout du compte ?

Citoyennix : Je ne comprends plus. Tu ne disais pas qu’ils devaient maintenir les gens valides pour les faire bosser, malgré tout ?

Cynix : Oui, bien sûr, il faut pouvoir les remettre en état de marche autant que nécessaire. Du moins ceux dont on a besoin. Pour les pauvres improductifs, un régime minimal peut largement suffire : juste ce qu’il faut pour enrayer les épidémies, puisqu’elles ont le malheur de passer désormais la barrière des classes aussi vite que les cadres se transportent d’un bout à l’autre de la planète... D’ailleurs, depuis que les socialistes nous ont inventé la CMU, les choses sont en place, suffit de grignoter doucement tout ce qui a été accordé de trop dans un premier élan de compassion (pas bien difficile d’ailleurs : ils sont sûrs que les salariés ne se mêleront pas de protester ; quant aux chômeurs, ils peuvent toujours crier, ils font pas peur à grand monde – en tout cas pas encore). Et une fois les pauvres relégués au régime minimal, ils vont pouvoir concentrer les soins rentables sur les individus rentables, ceux auxquels les patrons tiennent assez pour leur payer une part d’une bonne mutuelle, ou ceux qui pourront piocher dans leurs rentes. D’ailleurs, y a qu’à voir comment ils envisagent de restructurer les urgences : d’un côté le tout-venant, le petit peuple qui n’a plus les moyens de se payer la visite du spécialiste, les vieillards mourants qu’on entasse à la première canicule venue – le retour de la charité, en somme ; et de l’autre les malades nobles, les vraies urgences, qui auront droit au grand déploiement technique, aux chambres de luxe... À condition de pouvoir payer, bien sûr.

Citoyennix : C’est bien pour ça qu’il faut lui faire barrage, à leur logique marchande ! Qu’il faut avoir quelque chose à proposer, un projet, quelque chose de crédible, capable de regrouper et de galvaniser les esprits. Sinon elle continuera à progresser de façon inexorable. Et je n’ose pas imaginer où ça va finir...

Cynix : Inexorable, inexorable... c’est vite dit. Parce que tu crois qu’elle est sans contradictions, leur logique, peut-être ? La croissance continue des dépenses de santé[11], par exemple, tu crois que ça leur pose pas un petit problème ?

Citoyennix : Tu parles ! On sonne l’alarme à tout va, on culpabilise, tout ça pour mieux nous vendre leur réforme, la réforme nécessaire, inéluctable... et toi, tu prêtes crédit à cette vaste manipulation ! La croissance des dépenses de santé n’a rien d’exceptionnel, si tu la rapportes à la croissance tout court, si tu mets ça en rapport avec la richesse globale. C’est une dimension normale du développement. Je vois pas pourquoi faudrait s’en plaindre, sauf à jouer les malthusiens[12]...

Cynix : Ah ! la jolie, la belle croissance que tu nous vends là, Citoyennix ! Mais quand même, t’as pas un peu honte, ce coup-ci, de nous en vanter sans réserve les mérites, de ta croissance ? C’est pas un peu énorme quand on parle de santé, ta rengaine ? Risquer régulièrement l’accident grave, passer sa vie accro aux antidépresseurs, savoir qu’il y a une chance sérieuse que le cancer te guette un jour, quelle jolie perspective de croissance ! Sous prétexte de justifier la beauté du progrès médical, scanner, laser, microchirurgie et compagnie, t’en oublies l’évidence, citoyen : la croissance des dépenses de santé, c’est d’abord la croissance de la maladie. (Demande un peu aux médecins à quoi il ressemble, le tableau des malades qu’ils voient défiler sous leurs yeux depuis quelque temps...) Et la croissance des accidents du travail, et les maux du boulot qui se multiplient : angoisses, dépressions, stress – l’épidémie moderne, même que les Français sont en tête du championnat mondial, t’as pas lu ça ? Les patrons d’ailleurs le savent bien, eux : suffit de lire leur presse pour s’en rendre compte[13]. Ils s’en alarment eux-mêmes, des dégâts qu’ils font.

Citoyennix : Et alors, ça change quoi qu’ils s’en rendent compte ? Ils vont tous faire amende honorable et abandonner gentiment leur logique du profit pour revenir de plein gré à un système rationnel de santé publique, c’est ça ?

Cynix : Non, mais ils savent qu’ils sont obligés d’accepter des arbitrages. D’ailleurs, aux États-Unis – tu sais, le pays par qui tout le malheur arrive – eh bien, c’est déjà fait, et ce sont les assurances qui se sont chargées de mettre de l’ordre, de mettre les patrons au pas, et les médecins aussi d’ailleurs. Chez eux, c’était pas compliqué, puisque la négociation se fait sans intermédiaire, employeur et assurance en tête-à-tête. Chez nous, c’est plus difficile : par tradition, on préfère avoir recours au grand arbitre national qui s’appelle l’État. Par tradition, et par nécessité. Car, dans notre version locale de leur système capitaliste, y a-t-il vraiment d’autre solution que de demander à l’État de mettre de l’ordre dans leur pagaille, puisque c’est l’État qui gère notre système d’assurance socialisé ? Car ne me raconte pas que c’est pas l’État qui gouverne la Sécu, Citoyennix ! Nos syndicats gestionnaires, c’est pas un appendice de l’État peut-être ? Y a que les gentils militants toujours prêts à se mobiliser pour défendre les “ représentants ” du monde du travail pour prétendre le contraire, pour se raconter que la Sécu c’est une des grandes conquêtes du mouvement ouvrier. Ceux qui nous ont pondu notre système de sécurité sociale, ce sont des hauts fonctionnaires, ne l’oublie pas. Et même si, effectivement, la bourgeoisie avait de bonnes raisons de faire des concessions après la guerre, même si elle avait un grand besoin de “ réconciliation nationale ” pour faire oublier ses turpitudes (comme à l’époque où le pouvoir a inventé les “ assurances sociales ”, tu sais, en 1880...), les patrons savaient bien ce qu’ils faisaient, eux, quand ils l’ont laissé s’élaborer, “ notre ” système de protection sociale, “ notre ” Sécu... Ils savaient qu’ils avaient besoin de main-d’œuvre, et qu’une bonne protection sociale était le meilleur moyen de convaincre les paysans de quitter leurs terres et de se soumettre au bagne industriel. Ils savaient bien que lâcher la gestion de la chose aux syndicats, c’était le meilleur moyen de calmer les ardeurs et de les soumettre à la logique du système. Et ça n’a pas marché, peut-être ?

Citoyennix : Ça fait un demi-siècle de ça, Cynix... Qu’est-ce que tout ça a à voir avec aujourd’hui ?

Cynix : Ça a à voir qu’on a hérité d’un système d’assurance-maladie dont le financement est socialisé mais dont les dépenses, elles, se font dans une relation marchande. Alors, tu peux appeler ça de la “ solidarité ” si ça te fait plaisir, mais comme il y a de plus en plus de monde qui se sert dans la caisse au passage sans que personne soit là pour leur dire “ halte là ! ”, ça finit par ne plus fonctionner. La solidarité institutionnelle, ça marchait assez bien à l’époque où les patrons savaient encore comment gagner en productivité sans nous faire marner tous le sjours un peu plus pour un peu moins, où c’était le plein-emploi ou presque, donc où ils finançaient sans rechigner ; ça fonctionnait quand soigner, c’était surtout l’affaire du médecin de famille, comptant surtout sur lui-même pour établir son diagnostic, se contentant des médicaments de base préparés par le pharmacien du coin et sachant, aussi, apprendre au malade quelques éléments simples pour s’aider à guérir. Mais aujourd’hui, avec des patrons qui pleurent qu’on les étrangle mais qui laissent la Sécu payer la réparation des dégâts qu’ils infligent (quand ce n’est pas pour verser des indemnités journalières à leurs vieux salariés qu’ils veulent mettre au rebut sans en payer le prix), avec des spécialistes qui font de leur savoir-soigner un statut social et une fontaine à fric, avec une industrie pharmaceutique qui n’a plus grand-chose de neuf à offrir mais qui veut quand même maintenir ses taux de profit sans égal[14], la “ solidarité ”, c’est juste devenu une énorme vache à lait pour tout ce qui prospère sur la maladie des hommes. Et même un vrai pousse-au-crime, puisque les patrons peuvent faire supporter le coût des dégâts qu’ils provoquent à la collectivité...

Citoyennix : Donc, si je comprends bien, le système à l’américaine, la loi du marché sans limites, c’est ça, la solution...

Cynix : Mais non, Citoyennix, puisque chez nous, l’État est là ! Rassure-toi, il fait son boulot, il y travaille, à rationaliser tout ça ! Le “ dossier médical partagé ”, c’est pas joliment rationnel, ça ? Toute ta vie médicale sur une seule carte à puce, sur un seul fichier, que tout le monde va bientôt pouvoir éplucher en toute bonne conscience : Sécu et médecins bien sûr, et puis plus tard, dans la foulée, faisons-leur confiance, les assurances et les mutuelles ; et puis pourquoi pas aussi les employeurs, puisqu’il n’y a rien de plus circulant que l’immatériel !

Citoyennix : Et c’est tellement plus facile, de s’en prendre aux faibles, de fliquer tout le monde – après, bien sûr, avoir bien culpabilisé le consommateur et stigmatisé les “ tricheurs ”, pour prévenir toute contestation... Mais une fois qu’ils nous auront tous bien fichés, est-ce que leur problème sera résolu pour autant ?

Cynix : Non, bien sûr, et ils le savent bien. Ils savent bien, au gouvernement, que ça ne va pas suffire, qu’il va falloir, malgré tout, s’en prendre à des coupables un peu plus sérieux que le malade-consommateur irresponsable. Obligé ! Les médecins spécialistes, va falloir leur apprendre à être raisonnables. Et peut-être aussi les patrons... Et même l’industrie pharmaceutique, c’est dire !... Certes, il va falloir y mettre du doigté, car c’est quand même de leur base sociale qu’il s’agit. Pour les spécialistes, D.-B. a d’ailleurs inventé un joli tour de passe-passe : on enterre définitivement le système du médecin référent qu’ils abhorrent et qu’ils ont boycotté[15], mais on instaure la barrière de la visite préalable au généraliste (sauf pour ceux qui peuvent payer de leur poche, ça va de soi...). Pour les patrons, il y a, paraît-il, dans les cartons du gouvernement un projet de modulation du taux de cotisation pour les entreprises (un peu ton idée, non ?). Quant à l’industrie pharmaceutique, puisqu’il faut finalement la contraindre à se plier aux règles de la concurrence, qu’il faut lui faire comprendre qu’elle ne peut pas indéfiniment compter sur les marchés protégés que lui réserve une Sécu toujours prête à rembourser, mettre sur le marché les génériques, ça semble un bon début. Mais modérément, hein !, pas question de casser notre belle industrie nationale, tout de même ! Demandons par exemple au malade d’y penser lui-même, au générique, s’il veut se faire rembourser...

Citoyennix : Donc, au total, tout le monde va finir par se soumettre bien gentiment aux exigences d’économies...

Cynix : Oh ! bien sûr, ce n’est pas facile, de mettre tout le monde au pas et dans la bonne humeur. Alors faut inventer. La “ nouvelle gouvernance ” de Douste-Blazy, t’as entendu parler ? C’est vrai que ça ressemble a priori à un vaste capharnaüm, et pourtant ça m’a bien l’air d’être fait pour obliger tout ce beau monde à se mettre d’accord. Une haute autorité dessinera les contours du remboursable ; caisses d’assurance-maladie, “ complémentaires ” et “ professionnels de santé ” émettront des avis au sein de leurs unions respectives et se concerteront, avant de solliciter la validation du gouvernement... et du Parlement, s’il vous plaît ! Tu noteras, Citoyennix, que tout ça se fait en bonne démocratie, avec force experts et débats... même qu’à quelque chose près, ton projet de “ démocratie sanitaire ”, tu pourrais presque le leur vendre ! Et tu remarqueras aussi que les syndicats gestionnaires – tes gardiens de la bonne vieille Sécu, ceux à qui tu voudrais redonner tout le pouvoir, pour être sûr qu’on en revienne aux principes sacrés... – eh ben il n’a jamais été question de leur enlever leur os à moelle. Ils continueront à gérer avec leurs partenaires patronaux, entre bons technocrates. Suffira d’exécuter les ordres, simplement. D’ailleurs, n’est-ce pas ce qu’ils ont toujours fait ? N’ont-ils pas géré les choses exactement comme on le leur demandait ces dernières décennies ? N’ont-ils pas accepté, en maugréant tout juste un peu, le paritarisme voulu par de Gaulle en 1967, puis la tutelle parlementaire imposée par Juppé en 1995 ? N’ont-ils pas entériné toutes les régressions, et notamment les déremboursements successifs ? Et même, ont-ils jamais hésité à réserver à leurs propres salariés des salaires de smicards et des progressions de carrière insignifiantes ? Et hésitent-ils aujourd’hui à organiser la sous-traitance de leurs tâches, pour être sûrs qu’enfin plus personne ne sera payé à écouter les plaintes des assurés et à tenter de leur venir en aide[16] ?

Citoyennix : Donc, au bout du compte, tout va bientôt rentrer dans l’ordre, si je comprends bien. Merci D.-B. pour cette réforme si pertinente...

Cynix : À vrai dire, je n’en suis pas sûr, je crains même que le problème ne soit plus bien grave que ça... Et que toutes les réformes de tous les ministres de la Santé n’y pourront au bout du compte pas grand-chose. Une société où les parents bourrent leurs enfants d’antibiotiques pour ne pas avoir à rester auprès d’eux lorsqu’ils sont malades, où les enfants s’en remettent au corps médical pour ne plus avoir à vivre auprès de leurs parents vieillissants, où l’on ne sait plus affronter la mort qu’en l’exorcisant au moyen de mille examens et palliatifs médicaux, je crains que ce ne soit une société profondément malade... Et, pour tout dire, je ne vois pas tellement quel genre de remède ils vont pouvoir trouver à ça, eux...

Citoyennix : Qui alors ? Car est-ce que tu te rends compte, Cynix, que dans tout ton raisonnement il n’y a aucune perspective, rien qui permette d’entrevoir la moindre possibilité d’un monde meilleur ?

Cynix : Allons, allons, Citoyennix, plutôt que de te prendre le chou à élaborer de savantes alternatives capables de convaincre tout le monde sans froisser personne (et surtout sans remettre en cause les règles de l’intouchable démocratie parlementaire), plutôt que de laisser les démons de la marchandise et de la finance peupler tes rêves, ouvre les yeux et tente de percevoir ce qu’il y a derrière tout ce désordre et que l’on se garde bien de nous montrer : la rage des infirmières et des aides soignantes qu’on épuise et à qui on ne laisse plus le temps de faire les gestes simples qui soulagent la souffrance des malades ; l’angoisse des médecins chefs contraints de décider quels “ clients ” il faut laisser mourir les premiers pour tenter de sauver les autres ; les contradictions, même, de la haute hiérarchie hospitalière, qui ne se résout pas si facilement à oublier que son métier, c’est d’abord soigner. Et peut-être même les interrogations grandissantes des médecins de ville – ceux, tu sais, qu’il faut payer directement pour qu’ils vous examinent : quelque chose me dit qu’ils sont de plus en plus nombreux à se demander si, à force de jouer le jeu des labos pharmaceutiques et de la sophistication technique, à force de se soumettre aux exigences du contrôle informatique, ils ne sont pas en train d’oublier leur vocation et leur savoir-faire de médecins... Faire rentrer la loi du profit dans les têtes, Citoyennix, c’est pas si facile, car les humains sont encore des humains... Alors, si on les aidait à faire autrement ? À transmettre ce qui peut être transmis, gratuitement, par exemple, pour que nous apprenions à nous soigner autant que possible par nous-mêmes, comme le préconisait le bon vieux Illich[17] ? Et si on essayait d’aider les humains à prendre la parole, à dire ce qu’ils ressentent ? Si on les aidait à se faire entendre ? Et à résister. À se coordonner, à s’organiser. Les humains qui soignent, mais aussi ceux qui souffrent – comme il y en a qui l’ont fait et continuent à le faire, d’ailleurs. Si on essayait, même, d’aider les humains, tous les humains, à donner du sens à leur malaise ? Qu’est-ce que t’en penses, Citoyennix ? Même que quelque chose me dit que, si on y arrivait, si la souffrance des hommes réussissait à s’exprimer collectivement, ce ne serait plus des plaintes que l’on entendrait, mais de la rage, et que la Sécu, ma foi, ça deviendrait tout à coup un problème mineur. Parce que c’est de lutte qu’il serait alors question, et que la lutte, ça guérit souvent mieux que toutes les médecines.



[1] C’est vrai que tout ça reste fort occulte, mais voici qui peut en donner une idée : “ On a estimé à 2000 le nombre de postes de permanents que FO a perdus en perdant la gestion de l’assurance-maladie en 1995 ” (Partisan, avril 2004).

[2] Comme le montre bien Bernard Friot, notamment dans Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française  (La Dispute, 1998) – même si l’on n’est pas obligé d’être séduit par le formidable modèle d’“ intégration ” nationale qu’était, et que devrait être encore à ses yeux, la protection sociale financée par la cotisation, ni convaincu du bon sens de sa vibrante plaidoirie de défense de ce modèle (qui s’adresse au juste à qui ? Aux savants ? Aux syndicats ? Au pouvoir ? Au pouvoir par l’intermédiaire des syndicats, plus probablement...). Qui en effet, dans la classe dirigeante, se soucie encore d’“ intégration ” des salariés dans le cadre de la nation ? Il est à craindre que, si de conseils aux gouvernants il s’agit, la démarche de Robert Castel ne soit plus réaliste et plus cohérente : dans son dernier ouvrage, L’Insécurité sociale (La République des Idées/Seuil, 2003), après avoir fait le constat que les transformations du système de protection sociale “ obéissent à une logique d’ensemble ”, que les politiques désormais “ tendent à l’individualisation des protections ”, il se résout à proposer une rationalisation de ces politiques et à dessiner quelques pistes dans ce sens.

[3] Voir à ce sujet “ Les mirages du financement de la Sécu ”, par Michel Husson, dans “ Mini-dossier sur le financement de la Sécu ”, www.onala.fr

[4] Aux États-Unis, où 55,6 % des dépenses de santé relèvent du privé (contre 24 % en France), les dépenses totales de santé par habitant ont atteint 4 887 dollars par habitant en 2001 (2 561 en France), soit 2,3 fois plus que la moyenne des pays de l’OCDE. Or les États-Unis sont en 21e position mondiale pour l’espérance de vie à la naissance et en 25e position pour la mortalité infantile. (Chiffres repris de Philippe Pignarre, Comment sauver (vraiment) la Sécu, p. 50 et 52.)

[5] Selon Dominique Belpomme, auteur de Ces maladies créées par l’homme (Albin Michel), 80 à 90 % des cancers sont causés par la dégradation de notre environnement. Cf. “ L’environnement cancérigène ”, Le Monde, 13 octobre 2004.

[6] La réforme de l’assurance-maladie étant dans les cartons du gouvernement depuis longtemps et la menace semblant sérieuse, les diverses forces politiques, syndicales ou associatives ont eu le temps de plancher sur l’élaboration de solutions alternatives : dès octobre 2003, Le Monde diplomatique ouvrait le ballet avec “ Insécurité sociale programmée ”, par M. Bulard, pour remettre ça en juillet 2004 avec “ Sécurité sociale, des propositions pour une autre réforme ”, par D. Sicot. Les syndicats opposés à la réforme n’ont pas tardé non plus à s’y mettre : voir les “ Propositions ” de la CGT, mais surtout les travaux plus élaborés du groupe G10/Solidaires, et notamment  “ Les enjeux d’une réforme de l’assurance maladie ” et “ La recherche d’une démocratie sanitaire ”, première et dernière d’une série de fiches techniques concernant la protection sociale et la santé à l’usage des militants, ainsi que “ Défendre l’assurance-maladie solidaire, améliorer le système de santé ”, de la FSU (mes excuses à ceux que j’oublie...). Notons que les forces politiques à la gauche de la gauche ne sont pas laissé doubler et, tout en élaborant leurs propres propositions (ex. : Verts : “ Santé, Sécu, une autre réforme est possible ”), elles ont profité de l’occasion pour tenter et réussir la stratégie classique de l’unité à la gauche du PS avec le soutien des experts de la Fondation Copernic (cf. “ Propositions pour sauver l’assurance-maladie ”, Fond. Copernic, avec le soutien de la LCR, du PCF et des Verts). Enfin, signalons l’initiative unitaire, largement portée par Attac, des États généraux de la santé et de l’assurance-maladie, lesquels ont eux aussi élaboré des “ pistes ” pour une autre réforme. Mais la palme de l’élaboration d’“ alternatives ” revient sans conteste à Attac pour son petit livre Santé, assurance-maladie : quelles alternatives au néolibéralisme ? (Mille et Une Nuits, mai 2004).

Les textes cités sont consultables sur les sites respectifs des organisations auteurs, mais on peut aussi en trouver certains sur le site onala.free.fr, qui met à disposition quantité de textes et de données relatives à l’assurance-maladie et la protection sociale en général.

[7] Cf. La Médecine sans le corps, par Didier Sicard (Plon, 2002), et notamment les pages 97 à 102.

[8] L’amendement Accoyer devenu Mattei, voté en octobre 2003, vise à réglementer la pratique des psychothérapies. Le plan d’action Clery-Melin de “ réorganisation du champ de la santé mentale ”, rendu public à la même époque, prévoit que celles-ci seront désormais traitées comme des “ soins ” répertoriés dans une nomenclature standard. Cf. “ Le despotisme de l’évaluation marchande : le cas de la santé ”, par Geneviève Azam, Grain de sable n° 466, www.france.attac.org

[9] Voici les chiffres avancés par la CGT (en euros), à mettre en regard des 10,6 milliards de déficit déclaré de la branche maladie pour 2003 : sommes prélevées par les entreprises sur les salaires mais jamais reversées à la Sécu : environ 2 milliards par an ; sommes encaissées par l’État mais non reversées en 2003 : 20,8 milliards (13,5 milliards de taxes, sur les alcools, le tabac, les assurances auto et les industries polluantes, 2,3 milliards d’allègements de cotisations non compensés, 2 milliards de TVA versés par les hôpitaux, 3 milliards prélevés dans le régime des salariés pour compenser celui des non salariés). Ajoutons au tableau les 15,5 milliards ponctionnés pour financer les exonérations de cotisations liées aux 35 heures et les 19,6 milliards d’exonérations de cotisations accordées au nom de la lutte contre le chômage.

[10] Au sujet de l’évolution des mutuelles et de leur alignement progressif sur la logique des assurances, voir le constat lucide de Michel Sahuc dans “ Face à une mutualité capitalisée, quel avenir pour la Sécurité sociale ? ” et “ Le nouveau code de la mutualité ”, in Le Monde libertaire n° 1363 et 1365.

[11] La part dans le PIB de la consommation de soins et de biens médicaux est passée de 4 % au début des années 1960 à 9 % aujourd’hui.

[12] Cet argument que l’on retrouve dans toutes les élaborations “ alternatives ” prend une forme plus sophistiquée chez Michel Husson qui, dans Les Casseurs de l’état social (La Découverte, 2003), demande : “ Pourquoi décréter qu’au-delà de 9 % du PIB les dépenses de santé deviendraient excessives ? ” et évoque en réponse “ le double handicap dont souffrent les consommations considérées comme mauvaises ou excessives par le capitalisme : un degré de socialisation élevé (ce ne sont pas pleinement des marchandises) et un faible potentiel de gains de productivité ”.

[13] Voir par exemple le dossier “ Travailler nuit gravement à la santé ” de Enjeux - Les Echos, novembre 2004.

[14] Sur la façon dont l’industrie pharmaceutique prospère en France sur le dos de l’assurance-maladie, voir les écrits de Philippe Pignarre : Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique (La Découverte, 2003) et Comment sauver (vraiment) la Sécu (La Découverte, 2004).

[15] Voir “ Le malade mis sur le marché ”, par Christian Lehmann, Libération, 4 août 2004.

[16] Sur le sort des salariés des caisses d’assurance-maladie et leurs tentatives de mobilisation, voir l’interview de Cécile, salariée de la CNAM, pour l’émission “ Vive la sociale ” du 6 mai 2004 (écrire à la revue pour en obtenir une copie).

[17] Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé  (Points Seuil, 1975).

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009